Magie et puissance signifiante du mot-valise ! Une valise n’est pas un fourre-tout, elle doit être « bien faite ». De même avec les mots-valises ! Il faut les composer très minutieusement afin qu’ils soient immédiatement signifiants, que l’on puisse en saisir la pertinence ludique en un clin d’œil. C’est le cas de « Politichien », une petite lettre en plus et c’est la révélation : en tout politicien, il y aurait un « chien » ! « Politicien » a déjà une connotation négative dans la mesure où l’exercice de la politique en démocratie ne devrait jamais devenir une activité professionnelle intéressée pour demeurer un libre engagement citoyen. Mais « chien », n’est-ce pas un peu fort, trop violent ? Vieille insulte qui stigmatise aussi bien l’avarice que l’injustice, la méchanceté que… le cynisme ! C’est là que l’étymologie télescope le langage trivial : « chien » vient du grec khynos, mot qui a servi à nommer une école philosophique de l’Antiquité hellénique : les Cyniques dont le plus original des représentants fut le scandaleux Diogène qui urinait en public et voulait être enterré « comme un chien ». Le cynisme philosophique est un moralisme paradoxal : en imposant pour l’humain une exigence éthique très haute, il conduit ses disciples à se rabaisser à un niveau comparable à celui d’un chien. Humilier pour édifier ? Diogène parcourait les rues d’Athènes avec une lanterne éclairée en plein jour en criant « je cherche un homme ! »  L’idéal moral des cyniques étant inatteignable, il ne risquait pas d’en trouver un seul. Trop de morale tue la morale ! Quant à son absence totale… Précisément le cynisme politique est un amoralisme pouvant apparaître dans la pratique, immoral. Loin de prôner l’humilité, le politicien cynique est prétentieux et désireux d’acquérir un maximum de pouvoir par tous les moyens possibles, au mépris des valeurs, c’est un politichien.    

Par son seul titre, le spectacle conçu et mis en scène par François Jenny est donc déjà génial mais cela ne s’arrête pas là. Jenny a fort intelligemment transformé un classique du conseil politique, le Bréviaire des Politiciens du Cardinal Jules Mazarin (1602-1661) en une formidable dramaturgie traitant du cynisme tout en en montrant ses limites un peu folles et sans lui laisser le dernier mot.

Sur le plateau, une servante disciplinée et docile attend que « Monsieur » sorte de sa douche. Dès sa pompeuse apparition en peignoir sur le Te Deum de Marc-Antoine Charpentier, le politichien avec son air méprisant, merveilleusement interprété par François Jenny lui-même, se met à psalmodier ses maximes cyniques tout en se faisant servir selon un strict rituel par une domestique rabaissée à la condition de robot. Le politi-chien n’a pas de niche (sinon fiscale parfois !) mais occupe un espace réservé, symbolisé au sol par un cercle blanc – cercle du pouvoir, espace sacré interdit au profane. La scénographie de Samuel Misslen et Luc Jenny, simple mais hautement efficace, impose donc que le service se fasse de l’extérieur du cercle en dépit des désagréments ou complications.  La servante doit contourner sans cesse le cercle et sans mot-dire, étant condamnée au mutisme par son statut inférieur ! Marine Barbarit tient admirablement le rôle avec l’endurance et l’abnégation requises, tout en exprimant une subtile ironie qui fait de nous des complices impatients de la voir se révolter. À tout cela, le politichien est bien sûr aveugle. Sous son masque de clown blanc qui le rend hiératique et impénétrable, il continue sa litanie mazarine de recommandations aux puissants : « Laisse aux autres la gloire et le renom, tu as plus important à faire, atteindre la réalité du pouvoir » ; pour cela « Souffre et abstiens-toi » et surtout : « Simule et dissimule, attends ton heure, elle viendra. »

Autre aspect génial de la mise en scène de François Jenny aidé de Vincent Kuentz, l’accumulation des sentences du bréviaire du Cardinal tend à les rendre vaines. Trop nombreuses, trop exigeantes ou paradoxales comme le fait d’en appeler sans cesse à la prudence des dirigeants : n’est -ce pas la reconnaissance implicite que celle-ci est rare en politique tant le pouvoir est aussi une passion, une avidité voire une folie ? 

« Ne fais confiance à personne ! » Mais peut-on assumer seul tout le pouvoir ? Le plus puissant des tyrans est forcé de s’entourer de «personnes de confiance » ; or cela l’expose à de très possibles trahisons. Politichien donne énormément à penser, le cynisme serait la sagesse illusoire des régimes politiques reposant sur la domination et l’inégalité. Dans une vraie démocratie faite d’égalité et de partage, la défiance serait marginale car le régime bénéficierait de la confiance mutuelle ; tous participant au pouvoir, sa conservation devient collective, chacun est garant du système.

Par son sujet et sa portée, le spectacle acquiert la fonction d’un petit laboratoire d’idées politiques. Mais alors pourquoi la salle rit-elle si souvent? Le propos très sérieux voire austère de Mazarin devient par moment comique du fait des rapports entre les personnages révélant failles dans la mécanique du pouvoir. L’excellente mise en scène produit des effets burlesques inattendus. Une vraie réussite !

Comment finit un politichien qui impose à autrui une vie de chien ? « Ne sois jamais sûr que quelqu’un n’ira pas te trahir si en sa présence tu t’es conduit ou tu as parlé trop librement » dit encore Mazarin qui a survécu à une fronde mais aussi à une régence et même à un poste de premier ministre d’un roi absolutiste !

Mais qui donc a supporté, muette, l’arrogant chien politique aboyant son cynisme ?

Et si « révolution » était aussi un mot-valise…

Jean-Pierre Haddad

Théâtre des Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs 75001 Paris. Du 02 au 26 novembre 2022, du mercredi au samedi à 19h. Infos et réservations au 01 42 36 00 02 ou https://www.lesdechargeurs.fr/produit/politichien-le-09-11-2022-a-19h00/


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