Alexandra Badea, écrivaine d’origine roumaine, a obtenu la naturalisation française en 2014. Lors de la cérémonie, on lui a dit : « A partir de maintenant vous devez assumer l’histoire de ce pays avec ses grands moments de grandeur et ses coins d’ombre ». Les grands moments , on voit quels ils sont. Mais « les coins d’ombre », quels sont-ils ? Que signifie « assumer » ? Elle va alors décider d’écrire une trilogie : Thiaroye, Quais de Seine et La Diagonale du vide. Ces trois pièces ont pour thème des événements historiques bien peu reluisants pour la France, de vraies « zones d’ombre », des points noirs longtemps tus, dissimulés et qui empoisonnent la mémoire nationale.

Dans Thiaroye, premier opus, elle fait surgir les traumatismes causés par ce qu’on ne peut qu’appeler le massacre de tirailleurs sénégalais à Dakar dans le camp de Thiaroye en 1944 par l’armée coloniale. A la fin de la guerre, les tirailleurs sénégalais à qui l’état s’est engagé à verser les trois quarts de leur solde en Afrique, rentrent chez eux. Mais sur place, l’administration coloniale refuse de s’acquitter de sa dette et fait tirer sur ces hommes prétendant réprimer une mutinerie. Combien de morts ? Qui sont-ils ? Où sont-ils enterrés ? Aujourd’hui encore, cela reste un mystère.

Quais de Seine, second opus, aborde une autre zone d’ombre plus connue et dont on vient de commémorer les 60 ans : le massacre de nombreux Algériens ayant participé à la manifestation pacifique le 17 octobre 1961. Le dernier opus, Diagonale du vide, aborde un des silences encore peu connus : « les enfants de la Creuse ». De 1962 à 1984, sous l’autorité de Michel Debré, alors député de La Réunion, au moins 2 150 enfants réunionnais sont déportés par les autorités dans le but de repeupler les zones rurales de la métropole notamment la Creuse. Ces trois épisodes de l’histoire française peuvent être considérés comme des crimes d’état. Le théâtre d’Alexandra Badea est donc politique, engagé. Mais elle ne fait pas un travail d’historienne. Rien de didactique dans ses trois pièces qui sont trois fictions où elle va constamment mêler l’histoire et l’intime. Elle va s’intéresser non pas aux événements historiques en eux-mêmes mais à leurs répercussions, aux conséquences traumatiques sur les enfants des victimes. Comment vivre après avoir fait resurgir ce passé ? Comment se reconstruire ? Qui porte la responsabilité de quoi ? …

Même si on peut voir seulement une de ces trois pièces, assister aux trois, séparément ou à la suite, est un grand moment de théâtre d’autant plus qu’elle a su tisser un lien entre celles-ci grâce à sa présence sur scène, à celle du personnage de Nora et aux éléments du décor. Chaque opus s’ouvre sur l »autrice qui tape sur son ordinateur ses intentions qui apparaissent sur un écran géant. Nora, Sophie Verbeeck, comédienne remarquable qui joue une réalisatrice de documentaires est le personnage récurrent.. Dans le premier opus, elle doit réaliser une émission de radio sur la massacre de Thiaroye. Pour ce faire, elle interroge Biram, fils d’Amar dont le père faisait partie des victimes ainsi que Régis, petit-fils d’un de ceux qui ont tiré. Dans Quais de Seine, après une tentative de suicide, Nora accompagnée d’un thérapeute va progressivement percer les secrets de famille et découvrir les événements de la nuit du 17 octobre 1961 durant laquelle ses grands-parents comme des centaines d’Algériens – hommes, femmes, et enfants – ont été arrêtés, parqués dans des stades, battus, torturés et certains jetés dans la Seine. Elle va enfin comprendre pourquoi son père voulait être enterré en Algérie. Dans Diagonale du vide, elle réalise un documentaire sur un foyer à l’abandon où son père a séjourné. Elle réunit trois jeunes qui ont fréquenté ce foyer : un Réunionnais déporté en Creuse, un enfant d’immigré nord-africain et une enfant d’ouvriers victimes de la fermeture des industries.

Le décor deVelica Panduru contribue à renforcer la cohérence de la trilogie rendant fluide le passage d’un opus à l’autre. Trois cubes modulables figurent les différents espaces de jeu et les différentes temporalités. Trois espaces distincts dans Thiaroye où se mêlent le passé et le présent, l’histoire d’Amar et de sa femme Nina qu’il va abandonner pour partir à la recherche de son père à Dakar, celle de leur fils Biram et celle de Régis qui a découvert les lettres de son grand-père. Dans Quais de Seine, deux cubes sont rassemblés pour figurer l’appartement parisien d’Irène et Younés, couple franco-algérien voué à l’échec dans la France coloniale et le troisième, espace aseptisé d’un blanc clinique, figure la chambre d’hôpital où Nora échange avec son thérapeute. Dans Diagonale du vide, l’espace est déstructuré et un rideau de lierre a envahi les murs des cubes montrant l’abandon du lieu et l’état d’abandon des adolescents confiés à ce foyer.

Cette fresque est un spectacle magnifique, rythmé, prenant, émouvant où on ne s’ennuie pas un seul instant. Elle s’appuie sur une remarquable troupe cosmopolite à l’image de la société d’aujourd’hui et de son propos : Madalina Constantin, Amine, Adjina, Stéphane Facco, Kader Lasina Touré, Véronique Sacri et Sophie Verbeeck. La plupart des comédiens sont présents dans les trois spectacles. Le jeu théâtral comme la vidéo mettent en valeur les tensions dramatiques, la tragédie qui se joue entre le politique et l’intime. Leurs blessures sont aussi les nôtres et on retrouve la valeur cathartique du théâtre : on s’achemine progressivement vers une réconciliation qui passe par le dialogue, l’écoute des autres et la reconstruction des récits manquants de l’histoire.

Frédérique Moujart

Jusqu’au 6 février- Théâtre National de la Colline, 15 rue Malte Brun, Paris 20ème- Réservation : 01 44 62 52 52 ou www.colline.fr – Thiaroye les mercredis à 20h30 – Quais de Seine, les jeudis à 20h30 – Diagonale du vide les vendredis à 20h30 – trilogie les samedis à 15h30 et les dimanches à 12h

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