Des cartons posés, déplacés, agencés, montés-démontés et deux sœurs reliées par un cordon élastique et invisible, tantôt lâche et souple tantôt raide et prêt à rompre. Deux, alors pourquoi seulement « Petite » ? Pourquoi pas « Grande » ? On apprend qu’il y a eu une sœur aînée déjà partie. La petite sœur qui devient « la moins grande » craint d’ailleurs que « la plus grande » qui est donc la cadette s’en aille aussi et l’abandonne. Deux ou trois sœurs ? Tchekhov s’y perdrait… D’autant qu’elles ne sont peut-être qu’une ! Un seul personnage en deux ou trois avatars aux désirs contradictoires : rester et reconstruire sans cesse un ordre instable dans un lieu intemporel, un dedans mouvant mais sécurisant ou bien partir vers un ailleurs synonyme de liberté et d’inconnu mais réclamant le courage de franchir une porte ouverte éclairée par un dehors aveuglant. Telles sont les données de base de ce spectacle aussi déconcertant que fascinant. Pour le jeu et l’intrigue, deux corps de jeunes femmes, l’un nerveux l’autre volontaire, sont pris soit de panique soit d’une frénésie de construction. Les sœurs s’interrogent : attendre ou sortir, faire et défaire ou aller prendre l’air? L’espace presque clos est peut-être un laboratoire existentiel ou bien un espace mental, l’intériorité psychique d’un seul être travaillé par des motions, pulsions, passions diverses et divergentes. Il y a aussi un troisième corps-personnage sorti de derrière des cartons. D’abord invisible aux deux sœurs, il leur apparaît et la petite le nomme Thomas. Corps masculin, corps autre, corps tiers. Image de l’Autre que le désir devrait viser pour s’en sortir, se sortir de la relation symbiotique, ombilicale, fusionnelle – familiale ? pathologique ? mortifère ? « La porte fixe la grande sœur pendant que le nœud de l’intrigue étrangle la moins grande. » dira Thomas.

Au point où j’en suis, je me rends compte que sans forcément comprendre précisément cette pièce qui nous met en pièces, je peux m’identifier à tous les personnages ou au seul qui soit, dédoublé et même détriplé, tout en restant perplexe. Petite est peut-être un théâtre de l’Inconscient – freudien ou lacanien ? Ou, tout au contraire, un théâtre deleuzien de l’anti-Œdipe, théâtre d’un désir irréductible à la structure familiale qui est ici convoquée partiellement et totalement subvertie puisque si sœurs sont-elles, point de parents, pas même évoqués ! Serait-ce tout simplement un théâtre poétique, déjanté et chorégraphique de la sororité ? Un théâtre hyper-féministe ? Pour le moins, une œuvre qui interroge et expérimente non pas l’absence de l’homme puisqu’il y a Thomas essentiel et masculin, incarné par Édouard Dossetto, mais l’absence d’ordre phallique, le dépassement d’un pouvoir symbolique qui énoncerait avec autorité une loi mettant dans un certain ordre la folie du désir…Un autre ordre serait possible moins verticale et définitif, plus horizontal et modulable.

Le texte d’Ariane Louis qui incarne la grande sœur avec fébrilité est un peu fou certes mais il a l’immense mérite d’être ouvert sur mille hypothèses d’interprétation qui font que le spectateur est partie-prenante. La pièce nous embarque dans une recherche qui vaut pour nous autant individuellement que collectivement. Elle est en prise directe avec les questionnements actuels : ce que nous désirons, comment, pour quoi, dans quelles interactions et relations. Si ce théâtre dérange, c’est qu’il appelle de nouveaux arrangements comme sur scène où la petite sœur, interprétée par une Julia Gratens débordante d’énergie, telle une Sisyphe au féminin, range et dérange sans cesse une trentaine de cartons d’emballage devenant une colonie de personnages muets. Gilles Robert à la création de lumières, Jules Poucet pour la création sonore, Thibaut Besnard à la mise en scène et Chloé Bellemère pour la scénographie doivent être salués pour leur inventivité : la géométrie des boîtes dialogue à merveille avec la chaire et la sensualité des corps. Ces cartons de déméningement peuvent aussi suggérer des blocs élémentaires de la pensée, architecture neuronale ou pharaonique d’une intelligence cherchant à concevoir de nouveaux rapports humains. Aventure pour laquelle nous pouvons compter sur le théâtre !

Jean-Pierre Haddad

Théâtre Les Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs 75001 Paris. Jusqu’au 22 février, du dimanche au mardi à 21h. Infos et réservations au 01 42 36 00 02 ou https://www.lesdechargeurs.fr


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