Avec l’aide d’Élisabeth Chailloux, qui réalise aussi la mise en scène, la comédienne Sarah Karbasnikoff a adapté le livre de Gwenaëlle Aubry, Personne, sous la forme d’un monologue. C’est une bonne idée de rappeler à nos mémoires ce petit chef-d’œuvre, paru en 2009, et couronné par le prix Femina. Gw. Aubry parvient à y entrelacer sa voix à celle de son père mort, un père dont elle a un jour compris qu’il était « fou », de « la folie qu’on enferme » comme dit Rimbaud. Elle s’est appuyée sur les nombreux écrits laissés par son père, un brillant juriste, et notamment un manuscrit intitulé Le mouton noir mélancolique.

Ce mot de « folie » ne veut rien dire, sinon une altérité radicale, une perte de soi et une souffrance perceptible, et la marque qu’elle laisse sur les deux filles de ce grand malade – on croit repérer les symptômes d’une grave psychose maniaco-dépressive, ce qu’on appelle maintenant « bipolaire », un mot qui ne rend pas assez compte des accès de délire aigu du personnage. Qu’est-ce qu’un « fou » ? C’est d’abord un homme qui se bat avec sa « folie », qui alterne les intervalles lucides et les effondrements, accompagnés d’internements. Et la fille de cet homme se bat elle-même avec cette chose que d’abord elle sent sans la comprendre, qui lui fait peur, qu’elle apprend à connaître sans y jamais y parvenir vraiment, et qu’elle finit par protéger du mieux qu’elle peut.

Pour donner une forme au désordre de l’esprit et des écrits de son père, Gw. Aubry a opté pour l’ordre alphabétique, arbitraire dans sa succession, mais pas dans ses entrées, qui vont d’«Antonin Artaud », autre grand délirant à ses heures, à « Zelig », ce personnage de fou qui adopte toutes les identités.

Gw. Aubry, distinguée historienne et interprète de la philosophie grecque, n’ignore évidemment pas que le latin « persona » désigne le masque porté par les acteurs de théâtre, et qui servait à fixer, de manière univoque, l’identité de leur personnage. Cette étymologie a alimenté bien des gloses éloignées du sens réel du mot latin : la personne ne serait-elle qu’un masque ? Et sous ce masque, trouve-t-on l’identité réelle de la « personne », ou d’autres masques dont l’adoption et la pluralité composent une intériorité plurielle et confuse ? Ces questions trouvent une résonance singulière quand elles s’appliquent à un homme qui, après la fuite de l’enfance, n’est jamais parvenu à se donner une identité stable et s’est sans cesse identifié à une série de masques, les uns respectables – le grand juriste, le professeur de droit, l’avocat -, les autre bouffons – James Bond – ou délirants -le mouton noir, le coupable qui à chaque réveil comparaît devant le Procureur implacable ou le Jésuite – sans jamais parvenir à fixer sa « personne » dans le masque convenu une fois pour toutes de la bourgeoisie familiale. L’autrice exprime une sympathie décidée pour ce refus social – peut-être parce qu’elle-même a longtemps dû arborer un masque lisse et distant pour cacher le tourment intérieur laissée en elle par la folie du père.

Le livre de Gw. Aubry se définit plus aisément par ce qu’il n’est pas : ni roman familial, ni récit intimiste, ni autofiction, ni aveu, ni témoignage. La série alphabétique des « personnes » permet d’entrelacer la voix du père et celle de sa fille, elle dessine la trace de l’empreinte laissée dans la vie de la seconde par la folie du premier, et elle exprime, au fil des vignettes, une solidarité et une affection qui parviennent le plus souvent à subjuguer l’angoisse et le désarroi.

L’adaptation au théâtre d’un texte aussi intense et complexe, et qui n’a aucun caractère dramatique, rencontre deux problèmes : le risque de l’illustration et la recherche du ton juste. Certains jugeront, comme moi, que le spectacle ne relève pas tout à fait ces deux défis. D’un côté, il paraît trop illustratif, qu’il s’agisse du jeu de la comédienne (forte présence, diction parfaite, il faut le dire) ou des procédés théâtraux mis en œuvre. De l’autre, le ton paraît un peu décalé par rapport à celui du livre. Un « ton » est chose complexe et subtile. Le mot résume le projet du livre, son propos qui se cherche, et la voix qui le porte, remarquablement homogène dans le cas de cet ouvrage : ce ton est grave mais jamais pesant, heuristique, toujours entre la familiarité avec la folie et la distance, l’anxiété et la bienveillance. Par rapport à cela, le ton de la comédienne paraît souvent trop autoritaire ou jovial. Mais c’est affaire d’appréciation personnelle, cela peut évoluer, et cela pèse peu face à l’intérêt de retrouver un texte si singulier, qui parlera à chacun de manière très personnelle.

Pierre Lauret

Théâtre 14, 20 avenue Marc Sangnier 75014 Paris. Du 9 au 27 janvier 2024. Mardi, mercredi, vendredi à 20h00 ; jeudi à 19h00 ; samedi à 16h00. Durée 1h20.

Réservation sur internet : theatre14.mapado.com

Par téléphone : 01.45.45.49.77 Du mardi au vendredi, de 14h à 18h ; le samedi de 13h à 15h.

Au guichet : du mercredi au samedi, à partir de 16h

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