Peut-on encore lire à nos enfants les contes de Perrault ? Peut-on raconter Peau d’âne « innocemment », comme une belle histoire qui commence un peu mal/mâle certes, mais qui finirait « bien » (selon la norme dominante) ? Peut-on, aujourd’hui en France, raconter cette histoire sans hurler au scandale face au caractère massif du crime d’inceste dans la société ? La chose est attaquée de front par Marie Dilasser et Hélène Soulié, duo de choc depuis MADAM en 2018. La première est l’autrice de Peau d’âne, la fête est finie, écriture à laquelle la seconde a participé avant de mettre en scène le texte avec audace et baroquisme.

Il est temps de déclarer « la fin de la fête » patriarcale et de proclamer la défaite de l’inceste sauf que la réalité est têtue – Comme un âne ? La bête a bon dos ! Mais comment célébrer cette « dé-fête » quand un français sur dix a été victime d’inceste ? Quand 96% des agresseurs sont des hommes, pères ou beaux pères largement en tête devant les oncles, cousins et frères arrivant ex-aequo ? Quand 160 000 enfants sont agressés chaque année et que 70% des plaintes sont classées sans suite ? Espérer le commencement de la fin et continuer le combat ! Bien sûr, dans le conte, le roi se ravise face au bonheur nuptial qui échoit à sa fille, mais rien ne le condamne et il faut que sa progéniture soit offerte à un autre mâle pour qu’il se calme ! Dans la pièce, l’inceste n’est pas nommé comme s’il ne le méritait pas. Il est cependant dénoncé par une subtile homophonie : « jeu de sieste ». Mais pour les autrices engagées que sont Marie et Hélène, subtilité peut rimer avec brutalité : « Balance ton père ! »

Dans un premier temps, la pièce revisite le conte. Le père prédateur est éditeur et se réjouit du succès commercial d’un livre à sortir, Le Roi-Porc. À sa fille qui ose interroger son excitation, il répond : « Le Roi-Porc donne une fougue, une méchante envie de vivre, un appétit colossal et contagieux. Le Roi-Porc dévore la vie avec rage, moi aussi je vais tout dévorer, tes jambes, ton ventre, tes yeux, tes reins, ton foie, ton cœur ! Hum ! » La mère l’enjoint d’arrêter mais la pulsion criminelle insiste : « Je suis le Roi-Porc, on ne me dérange pas quand je mange ! » Il fallait rappeler les ingrédients du mythe en même temps que ceux du cake d’amour mais selon une recette nouvelle… Plus indigeste ? C’est pour mieux faire vomir ceux qui se nourrissent de ces intentions destructrices, « mon enfant ». Ensuite, acte deux, la fille fuguera avec son âne en peluche qui franchira la barrière des espèces et des genres pour devenir un demi-humain qui « se genre au féminin ». Iels se feront une copine, une « belle au bois dormant » bien éveillée et végan, en guerre contre la déforestation. C’est elle qui conduira l’enfant chez le toubib qui, auscultant son corps, déclarera : « ça fouine, ça fouille, ça grogne, j’entends quelqu’un, quelqu’un qui n’a rien à faire là. » et diagnostiquera chez le père « une partriarcalite aiguë ». La Sainte Famille en prend pour son grade : « ‘’Un papa, une maman, y’a pas mieux pour un enfant !’’ Tu rigoles ? » lance la belle réveillée à l’enfant qui s’émancipe. Soulié et Dilasser dénoncent mais avec truculence ! Dans un chamboule-tout défouloir, jubilatoire, l’enfant et ses « ami.e.s antispécistes » fêteront forainement l’intersectionnalité des révoltes! Arrive le troisième acte où le père « insiestueux » réapparaît mais la fête est vraiment finie pour lui : il est au tribunal, mis en accusation par notre époque qui ne veut plus croire qu’il suffit d’apprendre aux enfants à dire « non ». C’est de cette façon que les autrices jouent entre fiction et réalité, s’amusant à « trouer le conte » en le percutant par l’actualité. De #Metooinceste à l’écoféminisme en passant par la question du genre, la pièce avance comme dans un rêve, par libres associations, métaphores et métonymies pour former à la fin une fable anarchique, acide et drôle qui fait éclore un nouveau personnage, « Peau Neuve » et formule une joyeuse utopie : « que tout soit nickel, dans 50 ans » !

Les décors, costumes et éclairages sont à l’avenant, plein de fantaisie et de couleurs, excepté pour le noir et blanc des murs striés et tristes de la maison du père, au début. Citons tout ce beau monde : Chloé Bégou en tant qu’assistante à la mise en scène ; les comédien.ne.s Lorry Hardel, Claire Engel, Lenka Luptakova, Nathan Jousni, Fanny Kervarec, Jean-Christophe Laurier ; Emmanuelle Debeusscher et Hélène Soulié à la scénographie ; Maïa Fastinger à la vidéo ; Juliette Besançon, Jean-Christophe Sirven et Marie-Frédérique Fillion ayant assuré respectivement les lumières, le son et les costumes.

Il faut aller voir Peau d’âne, la fête est finie, non pas pour collectionner une énième version du conte, encore moins pour faire diversion aux urgences sociétales mais pour prendre plaisir à la vivacité et à la force créatrice, subversive et réflexive de ce théâtre militant tellement en phase avec la sensibilité des jeunes générations. Lors de la première, le 12 octobre 2023, dans la grande salle du théâtre Jean Vilar de Montpellier, les quatre cinquièmes des spectateurs étaient collégiens, lycéens et étudiants dont beaucoup en études théâtrales. Est-il besoin de préciser que la réception de l’œuvre fut intense ? Applaudissements fournis et enthousiastes voire exaltés et bruyants !

Jean-Pierre Haddad

Tournée : Le Parvis – scène nationale, Tarbes 16 octobre 2023 – 10h et 14h30 17 octobre 2023 – 14h30 et 19h ; Scène nationale du Sud Aquitain, Bayonne 19 octobre 2023 – 19h 20 octobre 2023 – 10h et 14h30 ; Centre culturel Bérenger de Frédol – Villeneuve les Maguelone 28 janvier – 17h ; L’Arsénic – Guindou Saison culturelle Cazals-Salviac 11 février 2024 – 17h ; Espace Culturel de Brécey Communauté d’agglomération Mont Saint-Michel Normandie 22 février 2024 – 14h et 20h30 ; Théâtre La Cigalière – Sérignan 26 avril – 14h30 et 20h30 ;

Théâtre Nouvelle Génération – CDN Lyon Mars 2025


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