Imaginons une chose nuisible ; comment passer à autre chose quand la chose est partout ? Dans la Domination masculine (1998), Pierre Bourdieu (1930-2002) se heurtait déjà à cette question à la fois de méthode et d’urgence : comment produire une prise de conscience d’une aliénation sociale qui se présente comme « naturelle » et qui se sert de ses effets de formatage pour justifier la pseudo naturalité de ses causes ? La critique sociologique ou le militantisme peuvent être des moyens de conscientisation ou de dépassement mais il est clair que cela réclame de la pédagogie et de la durée. En revanche, le théâtre a mille ressources permettant à une autrice et metteuse en scène engagée comme Bernadette Gruson et à un comédien performeur audacieux comme Jérémy Dubois Malkhior de provoquer cette prise de conscience en une heure de temps. Ça bouscule et fait grincer les rouages de la norme mais ça produit des effets critiques et jouissifs assez remarquables !

Tout commence par un blind test de chansons. L’animateur-comédien est d’une efficacité redoutable pour faire jouer le public et se jouer de lui (avec sa complicité). Travail de décapage auquel nous ne pouvons que souscrire, piégés par notre désir de jouer et nos conditionnements culturels. Jeu qui met à nu les jeux de rôle sociaux que la norme hétéro-viriliste distille et impose à tous, cisgenres, non binaires et autres… C’est fou comment nombre de chansons parmi lesquelles des tubes célébrissimes charrient une idéologie sexiste nauséeuse ! C’est que la variété musicale n’échappe pas à l’invariant civilisationnel de la domination masculine qui remonterait au néolithique. Pire, elle surfe dessus et fait du fric sur le dos du « sexe faible » et la bite du « sexe fort » (imaginaire d’un phallus dressé et indomptable !) Le moment où se sédentarise l’humain est aussi celui où se sédimente l’ordre patriarcal. Sur la scène, l’ironie saute de cliché en cliché telle une abeille butinant les fleurs de la désaliénation. Puis, le personnage d’animateur évolue, lui-même atteint par les effets libérateurs et désinhibants de sa critique. Le carcan de la norme de genre, la tyrannie de la domination machiste s’effritent et laissent s’exprimer aussi bien une féminité refoulée qu’un dépassement de la binarité dans la fantaisie.

Tout fonctionne à merveille dans Passons à autre chose. Bernadette Gruson qui travaille auprès de professeurs en formation sur la reproduction des normes de genres au quotidien, aidée de Thomas Batailh à la mise en scène, d’Annick Lefebvre à la dramaturgie et de Cyril Viallon à la chorégraphie, nous propose un spectacle relevé, ludique et divertissant tout en faisant œuvre politique de conscientisation. Bien sûr tout repose sur les épaules… les bras, les cuisses, le ventre, la voix de Jérémy Dubois Malkior mais l’animal de scène s’en sort admirablement !

Le titre de la pièce suggère l’appel à la révolte et au progrès et le final lui fait écho : « Do you want something else ? Yes ! Yes ! » L’utopie nous appelle à un changement nécessaire mais on peut commencer par aller voir et vivre ce théâtre dégenré et dérangeant accueilli par Artephile, cette « Bulle de création contemporaine ».

Ne passez pas à côté de Passons à autre chose !

Jean-Pierre Haddad

Avignon Off – Théâtre Artephile, 7 rue Bourg Neuf, 84000 Avignon. Du 07 au 26 juillet à 15h35. Informations et réservations : 04 90 03 01 90 & https://www.vostickets.net/billet?ID=ARTEPHILE&SPC=17503Relâche les jeudis 13 et 20 juillet.

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