En 2015, la police de Los Angeles trouve dans le coffre d’une voiture le cadavre d’un homme de 60 ans enroulé dans un tapis. On découvrira dans son garage plus d’un million de dollars en armes, munitions et petites coupures. Jeffrey Alan Lash possédait également quatorze voitures modifiées dont une amphibie. Faut-il ajouter qu’il était sans emploi ? Par sa compagne, on apprendra enfin qu’il se disait mi-homme mi-extraterrestre. La clarté sur l’affaire n’est pas entièrement faite à ce jour, mais un élément est attesté, Lash se savait condamné par un cancer. Avait-il besoin de fuir l’angoisse de cette sentence de mort dans un délire de sauvetage du monde ?
Le dramaturge québécois Guillaume Corbeil apprenant le fait divers se laisse prendre au jeu d’une enquête de terrain. Il se rend à Los Angeles et face au mur aveugle et muet d’un océan trop pacifique pour être sans drame, il cherche à savoir. Il rencontre certains des protagonistes. C’est fou comme le langage des faits réels empreinte à celui du théâtre, à moins que ce ne soit l’inverse ! Mais, loin de se s’identifier à un simple journaliste, Corbeil va plutôt questionner, en l’expérimentant, la frontière entre réalité et fiction.
L’intérêt de Pacific palisades, nom du quartier où s ‘est déroulé le fait divers, est, au-delà de l’histoire, une question aussi simple que fondamentale : où commence la fiction ? Et si le réel était déjà fictionnel ? Et si l’illusion, l’affabulation, la vérité alternative, le complot étaient depuis toujours un travail sourd du désir de fiction, une surenchère anarchique du sens visant à enchanter la banalité du quotidien ? Les humains ont tendance à « raconter les choses non comme elles sont, mais comme ils voudraient qu’elles fussent » disait Spinoza dans une lettre à un correspondant qui l’interrogeait sur la croyance aux spectres !
Inévitablement, voulant enquêter, le dramaturge prend lui aussi sa part dans le récit. Pacific palisades est un spectacle narratif qui raconte la possibilité d’une fiction théâtrale sur un fait divers lui-même déjà la proie de l’invention imaginative. Un spectacle qui prend le risque d’être moins spectaculaire que les faits qu’il présente sous une forme quasi-documentaire, avec dates et données, témoins, images, textos, conversations téléphoniques, etc. Sauf que c’est encore et toujours du théâtre et que le pari est gagné au point de nous embarquer corps et âme dans l’histoire – celle racontée ou celle recréée sous nos yeux ?
Dans un univers très sensoriel fait de formes géométriques baignées d’une lumière immersive bleutée, l’actrice québécoise Evelyne de la Chenelière rejoue pour nous l’enquête. Elle endosse tous les rôles et se faufile comme un chat dans les méandres de l’histoire, entre les paravents du décor. Elle nous raconte une histoire vraie mêlée de faux en déconstruisant le réel fictif pour en faire une fiction qui dit vrai. Les gestes minimalistes et les mouvements gracieux de cette muse du théâtre descendue sur scène créent les émotions tout en dessinant des lignes de fuite. Sa danse narrative agit sur un décor de palissades bleu-vert qui s’ouvre au déroulement de l‘intrigue, l’océan gagne en profondeur de champ… À la fin, sur l’autre rive, nous retrouvons la Petite Italie, quartier de Montréal où l’aventure-théâtre avait commencé pour le dramaturge. La performance de la comédienne Evelyne de la Chenilière, véritable interprète de Guillaume Corbeil, est puissamment soutenue par l’équipe du spectacle invisible sur scène, mais si présente par ses effets : Florent Siaud à la mise en scène assisté de Juliette Dumaine ; Romain Fabre pour la scénographie et les costumes ; Nicolas Descoteaux à la console des lumières ; Julien Éclancher pour la conception sonore et David B. Ricard à la vidéo. Ensemble, ils nous font revivre l’éternel paradoxe de la fiction que la comédienne formule en anglais : « I want to believe ».
Jean-Pierre Haddad
Jusqu’au 04 décembre, au Théâtre Paris-villette, 211 avenue Jean Jaurès 75019. Horaires très divers : détails, infos et réservations au 01 40 03 72 23 ou https://www.theatre-paris-villette.fr
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