Alors que la salle est encore éclairée Othello enseigne des mots de wolof à Desdémone : taar, la beauté, asamaan, le ciel, mbëggeel, l’amour. Elle les goûte avec la sensualité d’une amoureuse. Les lumières peuvent s’éteindre et le drame démarrer.

Jean-François Sivadier apporte à Othello son intelligence profonde des textes, son talent à les moderniser sans jamais les trahir et en faisant apparaître des aspects parfois laissés de côté dans les mises en scène habituelles. Il donne plus de profondeur à Othello (magnifique Adama Diop). Dès la première scène, son interpellation par le Sénateur Brabantio, père de Desdémone, puis l’intervention du Doge montrent combien sa position dans la République de Venise est instable. Il est étranger, noir, on ne se prive pas de le lui rappeler crûment, et il a réussi à épouser la fille d’un Sénateur, à qui s’offraient les plus beaux partis de la ville. Il semble avoir tout réussi puisque la Sérénissime le nomme Général et l’envoie arrêter l’avancée des Turcs à Chypre. Mais en épousant Desdémone et en devenant Général, Othello a transgressé les règles cachées d’une République où la tolérance n’est qu’un masque et Iago, malade de jalousie, ne va pas se priver de le lui faire sentir et de le renvoyer insidieusement à son statut d’étranger et à la couleur de sa peau.

Ce doute sur sa position dans la société conduira tout droit Othello à douter de l’amour de Desdémone. Il commence par nier qu’elle ait pu le tromper, puis il doute et enfin il croit qu’elle l’a fait. Quand le doute commence à s’installer, Jean-François Sivadier installe en une courte scène Othello et Iago, côte à côte, répétant les dénégations puis les doutes, puis la certitude de l’infidélité de Desdémone jusqu’à ce que les mots de Iago (Nicolas Bouchaud) se retrouvent dans la bouche d’Othello. Celui-ci se laisse entraîner dans la capacité de Iago à faire d’une chose à peine nommée une chose vraie et du langage une arme mortelle. Sous emprise, Othello n’a confiance que dans la parole de Iago, qui est le seul à lui mentir ! Reste enfin Desdémone (Émilie Lehuraux). Loin d’en faire une oie blanche, une naïve idiote, Jean-François Sivadier en fait une vraie femme. Elle apprécie Cassio mais n’a pas pour autant envie de coucher avec lui et dans la scène du féminicide, difficile aujourd’hui à porter sur la scène, on la voit se défendre, même si son amour la porte à défendre encore Othello.

Comme toujours Jean-François Sivadier a choisi et dirige les acteurs avec une intelligence rare, en particulier le duo Othello-Iago. Dans le rôle du premier, Adama Diop passe de la fierté du général victorieux et aimé à un homme qui se laisse berner et manipuler au point de devenir un meurtrier. Il commence par arborer des tresses africaines, comme un homme qui pense que Venise accepte sa différence, avant d’apparaître cheveux ébouriffés, visage couvert de blanc comme déjà passé dans le monde des morts. Face à lui, Nicolas Bouchaud, complice de Jean-François Sivadier depuis la fin des années 1990, campe un Iago virtuose du mensonge, comploteur vipérin d’une habileté démoniaque, qui finit par se perdre dans l’ivresse de la manipulation, au point de répondre « Je ne sais pas, c’est comme ça » quand Othello lui demande ce qu’il a fait pour mériter tant de haine.

Profondément fidèle à Shakespeare, le metteur en scène saute de la comédie à la tragédie. N’hésitant pas à s’aventurer du côté du trivial, il fait du personnage de Roderigo (Gulliver Hecq), un bouffon amoureux sans espoir de Desdémone et ridiculise la position de Brabancio persuadé que c’est par la magie propre à un Africain qu’Othello a réussi à séduire sa fille. Il ose, et c’est très bien, moderniser un peu la pièce en remplaçant le discours misogyne de Iago par une accumulation ironique de clichés généralement associés à l’infériorité des femmes. A la fin, sans insistance et avec finesse, il glisse un peu de #MeToo en faisant tenir par Emilia, la femme de Iago (Jisca Kalvanda), un discours qui démasque enfin son mari. Il ajoute quelques chansons, Dalida par exemple chantant Paroles, paroles, comme un écho ironique aux mensonges de Iago. Lorsque le rideau descend, Iago peut arborer le sourire ironique et carnassier du Joker, véritable démon du mal. Le drame est joué. Il ne reste plus qu’à recouvrir d’un drap le corps des amants, laissant la défense de Venise aux mains de Cassio, un « vrai Vénitien ».

Micheline Rousselet

Jusqu’au 22 avril à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon, 75006 Paris – du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h – Réservations : 01 44 85 40 40 ou www,theatre-odeon.eu – En tournée ensuite : du 26 au 28 avril à la MC2 de Grenoble, du 4 au 6 mai à Châteauvallon-Liberté scène nationale de Toulon, du 10 au 13 mai au Théâtre de la Cité CDN Toulouse Occitanie, les 24 et 25 mai à l’Azimut Antony Châtenay-Malabry

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