Dans le mythe, Orphée reçoit d’Hadès, dieu des Enfers, l’autorisation de ramener Eurydice parmi les vivants à la double condition qu’il ne se retourne pas lors de son retour sur terre et que sa bien-aimée piquée à mort par un serpent le jour même des épousailles, suive en silence derrière lui. Ruse du dieu qui sait bien qu’Orphée sera incapable de ne pas s’assurer que son aimée suit bien derrière mais aussi sexisme et patriarcat : le sort des femmes se règle entre hommes. Dans cette affaire, Eurydice n’a pas son mot à dire, elle doit suivre et se taire.
Et si Eurydice avait parlé ? That is the question qui a déclenché l’écriture d’Elfriede Jelinek puis le désir de théâtre de Marie Fortuit se réalisant sur les planches des Plateaux Sauvages qui portent si bien leur nom. La parole éclose et intarissable de cette Eurydice est en effet sauvage, indomptable. Elle dérange l’ordre phallocratique qui de la Grèce ancienne et des temps bibliques jusqu’à nous, perdure malgré les soulèvements féministes des 20e et 21e siècles. Cette parole est donc d’abord celle de l’écrivaine autrichienne Elfriede Jelinek que le prix Nobel reçu en 2005 n’a pas « assagie ». Son texte paru en Autriche en 2013 et traduit en 2018, entre plainte et révolte, dresse le portrait d’une Eurydice libérée par la prise de parole et la mort définitive. Cette Eurydice parle et choisit de rester une ombre plutôt que de vivre dans celle de « son » homme (hombre en espagnol). La nymphe des chênes se libère des chaînes du mariage : « Là où j’étais je ne suis plus (…) je ne suis plus là, je suis. ». Eurydice-Elfriede peut donc laisser retentir la clameur de son cri, faire éclater son rire sarcastique de femme enivrée de vérités sans fard. Entre parole et écriture, son poème rageur rend bien fade la lyre séductrice d’Orphée, chanteur de variété starisé. Cette parole d’une soif de justice illimitée comme le suggère l’étymologie grecque du nom Eurydice : « à la justice sans bornes », se fait entendre magnifiquement dans la mise scène à la fois hardie et classique de Marie Fortuit qui a également adaptée l’œuvre éponyme de l’autrice rebelle. Dans la profondeur de trois plans de scène allant du bleu métallique à l’outre-noir (un noir plein de reflets colorés selon Pierre Soulages), la nymphe se déplace et traverse les frontières de tous les interdits d’expression parlée ou physique.
Au cœur de ce mythe réinventé, il y a plusieurs femmes : Eurydice, Elfriede Jelinek et Marie Fortuit auxquelles il faut ajouter Virgile L. Leclerc qui interprète le rôle-titre, comédienne totale, totalement engagée dans le théâtre de l’intime politique. Autant son personnage antique s’est tu, autant l’Eurydice de Jelinek-Fortuit parle avec une force poétique, une rhétorique dénonciatrice, moqueuse et frondeuse mais aussi un humour verbal. Le mâle dominant en prend pour son grade : « Mon homme, lui, il chante. Le voilà qui aboule au son de sa bande originale. Ça l’a rendu célèbre. » Le chanteur narcissique n’hésite d’ailleurs pas à exploiter son deuil d’amour pour en faire des couplets larmoyants. Il désire toute la lumière ; son égo ne veut point d’égale(s) : femme, fans et groupies doivent rester dans son ombre. S’éveillant au royaume des ombres, Eurydice-Virgile qui ne craint pas el hombre, ni l’homme ni l’ombre, avance déterminée et parlante vers le néant des Enfers qui sera pour elle une sortie de l’ombre, un « Exit » de néons rouges. Forte d’avoir vécu la mort et la possible renaissance, la nymphe peut alors affirmer : « La nuit s’allongera au fond de moi. » Saluons la belle performance de cette comédienne qui donne admirablement corps et voix à une personnage jusque-là ombre et silence.
Quatre femmes ? Bien plus. Marie Fortuit qui fut joueuse de football avant de passer à 17 ans du gazon aux planches, a gardé l’esprit du collectif et sa compagnie Les Louves à Minuit forme une belle équipe féminine. Et l’homme alors ? Le « pauvre » Orphée ? Romain Dutheil incarne parfaitement un Orphée qui aurait laissé la lyre et la poésie épique qu’il tenait de sa mère, la muse Calliope, pour le synthé, la batterie et le show-biz. La justice réparatrice de Jelinek a recentré toute l’histoire sur Eurydice pour lui donner la parole en exclusivité, du coup le rôle d’Orphée est plus fantomatique qu’une ombre ! Star des podiums, il est très justement condamné à réciter ses chansons à l’eau de rose. La scénographie de Louise Sari, très spatiale et richement colorée par la lumière de Thomas Cottereau, le fait apparaître toujours à distance de la nymphe en quête solitaire d’elle-même. Eurydice et lui ne se rencontrent que pour une unique étreinte de séparation. En paillettes et micro à la main, le comédien assume avec aisance et toute la distance nécessaire, l’image d’une société où la recherche d’idole tente de pallier le vide d’amour.
Les Eurydice de tous les pays ont pris la parole, souhaitons que plus aucune ne se taise et allons entendre celle de Jelinek-Fortuit-Leclerc sur ces plateaux si heureusement sauvages !
Jean-Pierre Haddad
Les Plateaux Sauvages, 5 rue des Plâtrières, 75020 Paris. Du 18 au 28 janvier 2023. Du lundi au vendredi à 19h, le samedi à 16h30. Informations et réservations: 01 83 75 55 70 et https://lesplateauxsauvages.fr/
Tournée : 28 février et 1er mars, MJC de Saint-Saulve – Cabaret de Curiosités du Phénix (59) ; les 4, 5 et 6 avril 2023, CDN de Besançon Franche-Comté (25) ; 16 et 17 mars 2023, CDN d’Orléans (45)
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