Après plusieurs spectacles remarqués (dont Les palmiers sauvages et Absalon, Absalon ! d’après Faulkner, Nous sommes repus mais pas repentis d’après Thomas Bernhard), Séverine Chavrier est désormais une metteuse en scène qui compte.
Son nouveau spectacle, dont le titre fait allusion au livre d’Annie Ernaux L’Occupation, se situe à la convergence des nouvelles conduites amoureuses, sexuelles et érotiques, et des nouvelles pratiques théâtrales. En ce qui concerne les premières, on croit savoir qu’elles sont très « occupées » par les problématiques de genre, de race, de classe, d’identité et de refus de l’identité, de fluidité, de polyamour, etc. Quant aux secondes, on peut s’en faire une idée par le dispositif proposé.
Au centre d’une salle bifrontale, Séverine Chavrier a installé un grand parallélépipède rectangle, dont les parois, composées de bibliothèques, de rayons de produits ménagers, d’écrans et de vitres opaques, empêchent les spectateurs se faisant face de se voir. Pendant presque toute la durée du spectacle (2h05), les interprètes (une circassienne, une danseuse, un performer non binaire et un comédien) sont enfermés dans cet espace dont plusieurs éléments (bibliothèque, lavabo, penderie, piano) évoquent un intérieur domestique. On ne voit ce qui s’y joue que par la vidéo projetée sur les écrans, et à travers les minces espaces de visibilité ménagés dans les parois. Cette perception fragmentaire et éclatée est comparable à celle de l’image pornographique, mais différente dans ses intentions – l’amour et l’éros sont comme mis à distance – et dans sa forme. Plus généralement, le mode de visibilité et de co-présence entre la scène et la salle, propre au théâtre ordinaire, est congédié. À l’intérieur de cette boîte, qui évoque aussi un curieux zoo où des spectateurs aux aguets cherchent à voir des êtres humains enfermés et difficiles à percevoir, les interprètes enchaînent des séquences d’interactions diverses, surtout corporelles, mais aussi dialoguées, dont la suite se refuse à toute continuité.
Il est donc clair que ce théâtre ne propose pas la représentation d’une fiction ; qu’il n’y a aucun sens à se demander si les interprètes « jouent bien » en fonction d’un idéal d’incarnation de personnages ; et que les coordonnées du théâtre tel qu’on l’entend ordinairement sont évacuées, au profit de ce qu’on pourrait appeler un dispositif théâtral anti-théâtral. Il faut l’accepter l’esprit ouvert. Autrement, on refuse le spectacle, et l’affaire est entendue.
Or, elle ne l’est pas. Le spectacle peut au moins prétendre à être symptomatique, aussi bien d’un désir de renouvellement de l’art du théâtre, que des embarras du cœur, de la raison et des corps de la « génération Z ». Il faut l’apprécier à cette aune, en interrogeant ce qu’il produit, esthétiquement, politiquement et socialement.
C’est là que les choses se gâtent un peu. Les interactions des interprètes, qui accordent une grande place aux corps (petites culottes pour les filles, shorts pour les autres), vont de la parodie grotesque au dialogue intime en passant par une escarpolette traditionnellement coquine. Dans l’ensemble, leur signification est à la fois assez lourde et peu claire, même si on sent les interprètes très investis. Ceux-ci nous deviennent progressivement plus familiers, ils donnent au spectacle son authenticité de témoignage, et on se prend à regretter leur condition quelque peu carcérale. De temps en temps une citation apparaît, pour donner du sens. Ces extraits, d’Annie Ernaux, Simone de Beauvoir, Paul B. Preciado, Donna Haraway, Judith Butler et quelques autres (un peu attendus, il faut le dire), ainsi projetés sur le fond d’un spectacle obscur, prennent une dimension très idéologique et dogmatique. Un tel usage des textes reflète surtout l’emprise du discours théorique sur les relations amoureuses, au risque d’ajouter à la complexité qui les a toujours marquées une complication factice qui parasite le rapport à soi et aux autres. D’autre part, les textes choisis ne font aucune place, ni aux rapports de classes (voir Le marché des amants, de Christine Angot), ni à la manière dont le néo-libéralisme reconfigure les stratégies et choix amoureux. Le spectacle se veut politique, mais il laisse de côté la sociologie politique. Du coup, une question reste sans réponse : les « nouvelles politiques de l’amour » dont il prétend témoigner ont-elles une signification générationnelle – on assisterait alors à une sorte de tournant anthropologique -, ou ne concernent-elles directement qu’une minorité – dont il faut reconnaître les droits et entendre ce qu’elle dit ?
La mise en scène combine un travail au plateau, qu’on ne peut saisir que de manière furtive et partielle, et un montage des séquences, des images vidéo, des sons (la musique est omniprésente), et de ce que le dispositif nous permet de percevoir. Ce montage est certainement très élaboré, mais il ne paraît pas plus clair que chaque séquence prise en elle-même. On parle de virtuosité à propos du travail de Séverine Chavrier, mais la virtuosité s’évaluant selon des critères partagés, il s’agit plutôt de complexité. Il est très difficile de saisir la logique des enchaînements.
Je ne me suis pas ennuyé pendant ce spectacle. Il a suscité ma curiosité et je me suis posé de très nombreuses questions en le regardant. Mais j’en suis sorti perplexe. Je l’ai perçu comme un symptôme, aussi bien des difficultés de la « génération Z » face à l’investissement amoureux – il est très peu question d’amour dans ce qui nous est montré -, que d’une crise de la représentation théâtrale – dont témoigne notamment la multiplication des vidéos au détriment de la présence en chair et en os des comédiens. Le problème, c’est qu’un symptôme, si obscur soit-il, doit pour faire sens pouvoir être déchiffré, interprété, compris. Autrement, il risque d’être fallacieux et, bien loin de faire signe vers une réalité à examiner, de recouvrir cette dernière sous un mélange de représentations idéologiques et de jeux formels, qui obscurcissent l’expérience et n’aident ni à la comprendre ni à l’améliorer. C’est le risque que court ce spectacle ambitieux et déroutant.
Pierre Lauret
Occupations, mise en scène Séverine Chavrier, avec Hugo Cardinali, Jimy Lapert, Jasmin Sisti et Judith Waeterschott. Durée : 2h05. 4-15 décembre, T2G Théâtre de Gennevilliers, 41 avenue des Grésillons 92230 Gennevilliers. www.theatredegennevilliers.fr 01 41 32 26 26.
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