17 octobre 1961 : les « événements » d’Algérie, on évite soigneusement le mot guerre, sont dans toutes les têtes. Le FLN appelle à une manifestation pacifique des Algériens de France pour protester contre le couvre-feu qui leur est imposé.Tous, y compris les femmes et les enfants, doivent venir. Sous les ordres du Préfet de police, Maurice Papon, celui qui s’illustra déjà dans la déportation des Juifs de la région bordelaise à Drancy en 1944, la répression s’est organisée et la police va se livrer à une véritable ratonnade, matraquant à tour de bras et jetant à la scène des dizaines d’Algériens, certains mains liées. Des plaques sur certains ponts de Paris rappellent le souvenir de ces Algériens morts noyés dans la Seine, mais sans indication des responsabilités.
C’est sur ce scandale d’État que s’est penchée Louise Vignaud en compagnie de Myriam Boudenia pour l’écriture. Sans hystérie partisane, elles font vivre des hommes et des femmes représentatifs de cette histoire : la police chauffée à blanc par les attentats et le racisme ordinaire, y compris à l’égard des Harkis embarqués dans ses rangs, les Algériens soumis à des contrôles d’identité humiliants, les militants pour l’indépendance, des Français qui les soutiennent, un couple mixte, un patron qui en a assez que ses ouvriers algériens soient empêchés de travailler normalement par tous ces couvre-feux et ces contrôles. Elles se sont aussi inspirées de deux personnages réels. D’une part Fatima Bedar une adolescente de quatorze ans, dont le corps déchiqueté a été retrouvé dans une écluse parisienne, que la police déclara suicidée et dont la sœur n’apprendra qu’en 1986 qu’elle a été assassinée et noyée lors de cette manifestation. L’autre est une archiviste Brigitte Lainé, mise au placard après qu’elle eut témoigné contre Maurice Papon pour ce crime d’État. Les deux autrices ne se contentent pas de documenter, elles créent un élément poétique et dramatique fort avec le fantôme de cette adolescente avec son cartable, qui erre au milieu du désastre à la recherche des siens, et un vieil homme qui passe, tel un vieux sage témoin de l’histoire.
La mise en scène de Louise Vignaud donne toute sa force au texte. Des rangées de casier mobiles occupent le plateau, à la fois armoires de la pharmacie restée ouverte et qui accueillit les premiers blessés, éléments des ateliers de l’usine, coffres pour cadavres à la morgue ou placards du Commissariat d’où les flics sortiront leurs matraques et d’où se déverseront des dizaines de chaussures ramassées après la manifestation. Ces casiers permettent aussi de diviser le plateau pour avoir plusieurs scènes en même temps. On ne verra pas les matraquages, mais on entend les bruits lointains de la manifestation, on voit les policiers à l’avant du plateau, masse inquiétante armée de matraques et chauffée à blanc par le commissaire qui les envoie à l’assaut de cette foule pacifique. Il y a aussi cette pluie incessante qui tombe effaçant le sang qui a coulé et le sable venu du désert. La pièce est portée par des comédiens glissant d’un rôle à l’autre avec grand talent.
Le projet de Louise Vignaud n’était pas seulement de documenter un massacre oublié mais de faire vivre la mémoire des individus ayant vécu ces événements et le souvenir des assassinés. Projet complètement réussi. L’image de ce père cherchant désespérément sa fille, que la police traite de façon indigne quand il vient reconnaître son corps et partant en serrant contre lui son petit cartable, reste imprimée dans la mémoire de tous les spectateurs.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 26 novembre au Théâtre Gérard Philipe, 59 bd Jules Guesde, 93200 Saint-Denis – du lundi au vendredi à 19h30, samedi à 17h, dimanche à 15h – Réservations : 01 48 13 70 00 ou reservation@theatregerardphilipe.com – du 29 novembre au 3 décembre au Théâtre de la Criée à Marseille, le 19 mars 2024 au Théâtre Molière à Sète, le 22 mars au Bateau Feu à Dunkerque
Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.
Des remarques, des suggestions ? Contactez nous à culture@snes.edu