Est-ce parce que la question du lien avec la nature est reposée aujourd’hui que celle du nu ressurgit ? Car nus, nous le sommes tous, quand nouveau-nés, nous venons nus au monde. Puis l’entourage et la civilisation nous couvrent de vêtements et le groupe social nous recouvre de ses codes distinctifs, de ses permissions et interdits. « Couvrez ce sein que je ne saurais voir » de Tartuffe ou dans la Genèse, « J’ai entendu ta voix dans le jardin et j’ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché » répond Adam à Iahvé qui l’appelle et s’étonne : « Qui t’as révélé que tu étais nu ? (…) » Dans le référentiel judéo-chrétien, l’injonction à la pudeur et la conscience coupable de la nudité ont une même cause : le sentiment de la faute (refoulée ou désirée, actée ou non mais toujours cachée). Tandis que règnent l’hypocrisie et la culpabilité en matière de nudité dans la société, sur les toiles des musées s’étalent des nus célébrés de femmes étendues, debout, accroupies, assises, etc. Les Apollon et autres dieux de l’Olympe, eux, se montrent nus sans honte, fiers de l’incorruptibilité de leur chair. Le nu ne serait acceptable que représenté et « beau » et d’une beauté éternelle ! Or, le nu est une profession, avant d’être peinture ou sculpture les nu.e.s sont des « modèles vivants », des femmes ou des hommes qui posent nu.e.s contre un salaire avec des pauses entre les poses.

Dans Nu, David Guichard, auteur et metteur en scène, pose son regard sur un métier méconnu. Un regard, c’est difficile à inventer quand les images sont déjà figées : gagne-pain facile et impudique, fantasme exhibitionniste, narcissisme arrogant ou surestimation de sa beauté plastique, etc. Faisant œuvre de théâtre documenté, David Guichard et Léonore Chaix, en collaboration artistique, ont interviewé plusieurs modèles travaillant en ateliers de dessin ou écoles d’art. Il en est ressorti un matériau quasi-sociologique par sa diversité d’âge, de sexe ou de genre, de motivations et ressentis. Ce matériau devenu matière de la pièce, restait à sculpter ce bloc de témoignages bruts ou nus. Dans la nature, une matière a toujours une forme nécessaire par laquelle elle s’exprime. En art, la forme est contingente, elle fait l’objet d’une recherche et d’un parti pris. Celui de David Guichard a l’immense mérite de n’avoir pas cédé à la facilité qui aurait consisté à représenter sur scène les témoins et leurs paroles. L’art dramatique a tout à gagner à l’invention d’une complexité théâtrale pour peu qu’elle soit lisible et fasse sens pour le public. Il y gagne surtout le renouvellement et la distanciation, la première suscitant le plaisir sensible, la seconde l’intérêt intellectuel. Au lieu d’incarner de façon réaliste les témoins, les deux comédiens (habillés sinon costumés) alternent sur la sellette et jouent au casque. Ils n’incarnent donc pas mais donnent un écho aux témoignages qu’ils entendent en direct sur scène au moyen d’oreillettes. Ce procédé induit que le texte n’est pas su par cœur et que donc les comédiens le disent avec de petits décalages, interstices, hésitations de paroles dus à l’écart temporel infime certes, mais bien réel, entre ce que leurs oreilles entendent et ce qu’ils disent par leur bouche.

Quelle pourrait être le sens de cette sophistication dramaturgique ? (Attendu que « sophistique » n’est pas toujours péjoratif.) La réponse est dans le sujet de la pièce : il s’agit de parler du modèle vivant qui pose nu, immobile et offert au regard et à l’interprétation picturale de l’artiste ; or, si on avait incarné dans des personnages des professionnels de cette pratique, on aurait doublé le métier du nu d’une mise à nu verbale et cela serait devenu indécent ! La vraie impudeur ne consiste pas à être nu car on peut le faire dans un habit moral de dignité, dans le respect d’un regard esthétique qui n’a rien de pornographique – ce qui précisément ressort des témoignages. L’impudeur est dans la mise à nu morale, un regard qui déshabille en supprimant la liberté du jugement intérieur, de l’intimité de conscience. Adam la ressent car Dieu est censé tout voir en lui ; même caché Dieu le voit et sait déjà ce qu’il a fait et pense ; Adam est à nu parce qu’il ne peut avoir de jugement personnel et d’intimité morale par rapport à son acte, il est condamné à la transparence par son créateur. En faisant « répéter » les témoignages par des comédiens qui n’incarnent pas, qui ne jouent que les paroles et non les personnes, la mise en scène crée une distance. Celle-ci garantit le respect de la nudité professionnelle des modèles alors même que leur profession est mise à nu, révélée dans ses motivations intimes comme dans ses aspects extérieurs. Emmanuelle Hiron et Alexandre Le Nours prêtent alternativement leur corps, leurs oreilles et leur voix à plusieurs modèles vivants présentés uniquement par leur nom, prénom et âge. Quelle audace et prise de risques dans leur jeu ! Quelle virtuosité ! Quelle aisance ! Quel talent ! Et pourtant la contrainte est forte : « Ne pas savoir le texte par cœur implique d’être sur la crête du vide en permanence (…) C’est un état de disponibilité au présent. (…) le rythme est dicté par la voix et non par mes sensations. Il y a un effacement nécessaire de soi par rapport au jeu. » confesse le comédien. Le mot « nu » lu à l’envers donne « un » ; si chaque nu est un car il n’y pas deux corps identiques et si un corps habillé est moins un que nu car le vêtement et la mode uniformisent, le comédien vêtu ou nu est toujours plusieurs ! Non pas qu’il soit dédoublé comme un malheureux schizophrène mais plutôt qu’il pratique un art de la démultiplication de sa présence intérieure au monde : il est humain et comédien, marionnette et marionnettiste à la fois, comédien et personnage, personnage qui n’est pas une personne mais un jeu, comédien qui à distance de sa personne… Le comédien est un jongleur d’affects et d’effets.  

La scénographie sobre et subtile de Fabien Teigné fait signe vers un cours de dessin où poserait un modèle vivant : la scène serait la sellette où se donnent à voir et entendre les comédiens et la salle serait l’assistance faite d’élèves dessinateurs. Tout le monde est habillé, mais tous désirent voir les choses dans leur vérité nue. Surprise ! Comme nous sommes en présence d’un théâtre qui ose tout et avec raison, la scène finale transgresse la représentation et propose de donner à voir en un raccourci scénique tout ce qui vient d’être joué, dit, entendu. Véritable scène d’authenticité qui fait s’écrouler le quatrième mur et les trois autres avec. Surgissement du réel. Silence religieux. Irruption du vrai au cœur de l’illusion. Public subjugué. Théâtre sublimé. Magie du moment : notre regard devient celui de la pièce et même celui du spectacle théâtral par essence, un art vivant qui regarde le monde humain avec les yeux et l’esprit. 

Aller voir Nu, c’est vivre une exaltante expérience de théâtre où ce dernier est lui-même mis à nu.

Jean-Pierre Haddad

Théâtre de Belleville, 16 Passage Piver, 75011 Paris – Du 5 au 27 décembre 2022, le lundi à 21h15, le mardi et le samedi à 19h, le dimanche à 20h.  Infos et réservations au 01 48 06 72 34 ou  www.theatredebelleville.com

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