Il fait 82° sur la terre, tout a fondu, hommes et femmes ne peuvent plus sortir sans protection, leurs cheveux n’ont pas résisté et les femmes ne peuvent plus procréer naturellement. Pourtant ils se sont adaptés, ils vivent de chaleur et d’imagination.

La dramaturge allemande Anja Hilling, que l’on avait découverte au Théâtre de La Colline dans Tristesse animal noir, nous place dans un monde où il ne s’agit plus d’alerter sur la catastrophe climatique à venir. Elle a déjà eu lieu. Ce qui est en jeu, c’est quelle forme de vie reste possible, quelle force anime les personnages, y a-t-il encore une place pour l’amour dans cet univers sombre.

Pagona est tombée enceinte naturellement, ce qui est extrêmement rare et elle sait qu’elle a infiniment peu de chances de survivre à l’accouchement. Elle aime Taschko, un artiste chargé de peindre des toiles faites de peau humaine qui permettront aux hommes de vivre sans protection. Taschko a été violé autrefois puis laissé dehors sans protection. Il n’en est pas mort, mais on ne peut plus le toucher. Posch, le riche homme d’affaires qui lui a passé commande et lui procure la drogue lui permettant de supporter ses souffrances est le père biologique de l’enfant attendu par Pagona. Tout comme Taschko, elle est économiquement dépendante de Posch qui l’a violée et s’est engagé à prendre soin de l’enfant.

Pagona est la narratrice, face au public, elle parle à l’enfant à venir qu’elle appelle Bébé. Taschko et Posch sont toujours présents à ses côtés sur le plateau. La langue poétique alterne avec les dialogues très réalistes qui nous emmènent dans le passé, un passé habité des cassettes VHS léguées à Posch par sa mère dont s’inspire Taschko pour ses peintures.

La metteuse en scène Anne Monfort dit avoir été bouleversée par « l’intense poésie du texte, sa résonance politique diffractée et sa dimension dystopique ». Elle a tout de suite pensé à la musique pour immerger le public dans la mémoire de Pagona, un monde silencieux libéré des bruits de circulation automobile ou de téléphones. La musique électronique de Nuria Gimenez Comas recrée des éléments naturels, l’eau ou les insectes, nous emporte quelquefois dans des envolées plus lyriques avec l’impression de frottements des peaux et s’enlace au texte pour contribuer à la dramaturgie et apporter une dimension futuriste. À l’inverse la mise en scène d’Anne Monfort a délibérément choisi d’éviter tout élément de science-fiction, pas de combinaison de protection, de faux crânes nus, pas de décors arides et lunaires. La scénographie (Clémence Kazémi), avec des rideaux de perles de verre, un escabeau d’un rouge tout aussi éclatant que le vert de la barque, évoque les couleurs saturées des films des années 70-80 d’où s’échappent parfois un peu de nature et une trace des murs de peau peints par Taschko.

Pour cette pièce qui joue sur les extrêmes, le désir et l’impossibilité de se toucher, la sensualité de la peau alors que les deux amants ne peuvent que se consumer de désir sans pouvoir se toucher, la violence des situations et la douceur des paroles adressées à l’enfant à naître, Anne Monfort a choisi une formidable interprète Judith Henry. Solaire, profonde, forte, elle s’accorde avec précision à la musique et s’adapte avec finesse aux changements de registres, de la poésie des adresses à Bébé au réalisme des dialogues avec Taschko et Posch. Jean-Baptiste Verquin a la présence inquiétante de Posch, cet héritier de l’ancien monde, preuve vivante de la subsistance du capitalisme et des relations de pouvoir (on comprend à demi-mot qu’il a violé Pagona) dans ce monde post-apocalyptique. Mohand Azzoug enfin incarne Taschko, l’artiste écorché vif se mourant de désir empêché.

Un spectacle d’une beauté intrigante et bouleversante.

Micheline Rousselet

Jusqu’au 15 décembre au Théâtre national de Strasbourg, 1 avenue de la Marseillaise, 67000 Strasbourg – tous les jours à 20h – Réservations : 03 88 24 88 00 ou tns.fr – tournée à suivre

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