
Dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014, lors d’affrontements autour de la construction du barrage de Sivens, un gendarme jette sur les manifestants une grenade offensive qui tue un jeune écologiste, Rémi Fraisse. Pièces à convictions, témoignages – ceux des gendarmes, de leurs supérieurs hiérarchiques et des manifestants -, rapports d’experts nourrissent un dossier de plus de 10 000 pages, qui aboutit à une ordonnance de non-lieu, la juge d’instruction ayant considéré qu’il n’y avait pas assez d’éléments dans le dossier pour poursuivre quelqu’un. Il n’y a donc pas eu de procès et la Cour de Cassation elle-même a confirmé le non-lieu. Le metteur en scène Olivier Coulon-Jablonka, habitué au théâtre documentaire, et la cinéaste Sima Khatami se sont penchés sur ce dossier, qu’ils ont considéré « comme une pièce écrite sans avoir jamais pu être jouée » en raison du non-lieu. À la manière d’archéologues ils ont creusé, fouillé dans ce gigantesque dossier, gardant les phrases prononcées, simplifiant seulement un peu le vocabulaire juridique pour le rendre plus compréhensible. Ils ont additionné leurs talents, art de la mise en scène, de la direction d’acteurs, puisque les sept comédiens incarnent une trentaine de personnages, art du montage emprunté au cinéma pour donner vie aux faits, à l’enquête et faire l’autopsie de ce non-lieu.
La première partie va de la mort de Rémi Fraisse à la fin de la procédure. Sur un sol couvert de terre, comme celui de la base de vie de Sivens, se rejouent les faits, la fumée des gaz lacrymogènes, les explosions des LBD, la confusion dans la nuit, la découverte du corps de Rémi Fraisse. On assiste aux relevés de la police scientifique, aux rapports des gendarmes à leurs supérieurs et à l’IGGN, à l’audition des témoins et aux décisions des juges d’instruction. Dans la seconde partie, qui se présente comme une agora, les représentants de l’État et le procureur font face aux avocats de la partie civile, sous l’œil de la juge d’instruction, du gendarme qui a lancé la grenade et des spectateurs descendus des gradins. La pièce ne crée pas ce procès qui n’a pas eu lieu, mais plutôt « le procès du non procès ». On y entend les différentes versions qui n’ont pas pu s’exprimer. Dans ce récit, il y en a qui mentent, mais on ne peut pas en juger facilement. Les différentes versions sont juste examinées de façon contradictoire à l’aune des textes de loi ou d’autres affaires qui ont des points communs.
C’est un travail sur la justice remarquable et passionnant que nous propose la pièce. En tant qu’Iranienne Sima Khatami dit, qu’arrivée en France avec une grande foi dans la démocratie, elle avait été ébranlée par cette affaire. Avec Olivier Coulon-Jablonka, ils ne prétendent pas mettre tout le monde d’accord, mais ils mettent en scène des visions des faits qui ne concordent pas car l’interprétation des lois, et les textes de lois eux-mêmes, obéissent à des idéologies différentes. Preuve s’il en est, la France a été récemment désavouée sur ce cas par la Cour Européenne des Droits de l’Homme.
A l’heure où dans nombre de pays, particulièrement aux États-Unis, la justice est de plus en plus attaquée et mise au service d’idéologies réactionnaires ce spectacle est à recommander sans modération.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 19 octobre au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, 2 rue Edouard Poisson, 93300 Aubervilliers – du mardi au vendredi à 20h, le samedi à 18h, le dimanche à 16h – Réservations : www.lacommune-aubervilliers.fr ou 01 48 33 16 16 – Tournée : 19 au 22 novembre au Théâtre Garonne à Toulouse, 25 novembre au Parvis à Tarbes, 28 et 29 novembre au Théâtre La Joliette à Marseille, du 2 au 4 décembre au Théâtre La Vignette, Université Paul-Valéry à Montpellier
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