C’est fou comme beaucoup de choses peuvent être appelées « théâtre » sans en être vraiment, tout en en étant au sens métaphorique ! Dans une guerre, le champ de bataille devient « théâtre des opérations » mais le malheur et la violence y règnent, on y tue et meurt « pour de vrai » ! La politique avec ses intrigues est tantôt farce tantôt tragédie mais pendant que certains y jouent des rôles de composition, la société se décompose… Dans Nina et les managers, non seulement le chef d’entreprise, Grégoire, se veut un acteur-dirigeant très doué – alors qu’il a été dans sa jeunesse un comédien raté – mais il pense avoir une idée géniale en recourant au jeu théâtral pour faciliter un plan de licenciement massif déjà acté. Il est secondé par Léa, une assistante aussi active et volontaire que séduite et servile. Le PDG aux chaussettes brodées de fils d’or reçoit Nina, une jeune comédienne, pour lui offrir d’animer des ateliers d’improvisation où les cadres dirigeants devront imaginer des réponses à la perfide question : « Que fait le manager en période de crise ? » Nina est réticente mais au chômage, elle doit accepter ce job pistonné par son frère actionnaire de l’entreprise et bien rémunéré.

Cette pièce de Catherine Benhamou est quasiment documentaire, inspirée par l’expérience similaire de l’autrice dans une grande entreprise en 2013 où elle animait un atelier sur « Manager dans l’incertitude ». Il se trouve en plus, que nonobstant la formule consacrée « toute ressemblance avec des personnes existantes ne saurait être que fortuite », le PDG brillamment interprété par Renaud Danner a la physionomie, le ton, l’allant et l’idéologie de Geoffroy Roux de Bézieux, l’actuel président du Medef ! Sans ressemblances physiques mais en parfaite adéquation avec des types réels de « personnages sociaux », Adèle Jayle (Nina), Violane Fumeau (Léa) et Adrien Michaux (manager présent sur scène) servent leur rôle avec justesse et efficacité : une jeune comédienne un peu naïve piégée par son besoin d’argent, une assistante trop dévouée qui se brûlera les ailes, un directeur d’équipe qui se prête volontiers au jeu et qui lui, « brûlera » tout court dans un burn out prévisible. Il faut reconnaître que la mise en scène de Ghislaine Beaudout, assistée de Désirée Olmi, est réglée au millimètre près, comme une « gestion rationalisée » d’entreprise performante : jeux précis, déplacements chorégraphiés et surtout l’idée de dérouler « l’expérience » en plusieurs plans comme autant de superpositions de couches d’existence des personnages ; le premier plan étant celui de la salle de débriefing de « l’atelier théâtre », le dernier étant constitué d’un mur vidéo donnant à voir en noir et blanc les mimes silencieux des managers-cobayes lors des séances. Scénographie, image, création sonore et lumières concourent remarquablement à la réussite du spectacle. Un bravo à Clara Georges Sartorio, Sébastien Sidaner, Vincent Guiot et Raphaël Bertomeu.

Est-il scandaleux de vouloir recourir au théâtre, entendu comme technique de jeu, dans le cadre social, fut-il celui d’une entreprise ? Récemment, l’École Polytechnique a proposé à ses élèves des ateliers-théâtre pour réfléchir aux questions de violences sexuelles faites aux femmes afin de les éradiquer au sein de l’institution. Comme pour tout usage d’une technique, le problème éthique intervient quand on considère les fins. Du théâtre pour réfléchir et agir mieux envers nos semblables, c’est ce que nous voulons et aimons ! Du théâtre pour manipuler et justifier la mise sur la touche d’employés déjà exploités jusqu’au trognon, non ! Dans les deux cas le théâtre convoqué pourra d’ailleurs être bon ou non mais ce qui en fera la valeur morale sera sa finalité. Mais faut-il s’étonner que le capitalisme parvienne à asservir, aliéner et « marchandiser » le théâtre ? Ne le fait-il pas déjà de la force humaine de travail et de tant d’autres choses pourtant « sans prix » ? Dans la pièce, la question éthique est évitée par le PDG qui lui préfère celle cynique : « Sommes-nous des loups à tête de moutons ou des moutons à gueules de loups ? » Celle du choix de participer ou non au régime cruel de la prédation sociale est également soulevée par Nina qui dit n’avoir pas eu le choix tout en sachant qu’elle l’avait…

Nina et les managers ne commet pas de jugement moral, l’autrice a seulement opéré une dissection aussi fine que spectaculaire des procédés et de leurs effets sur une « matière humaine » dont on oublie trop qu’elle est sensible. Managers pas ménagés, mis en ménagerie ou se mettant en ménage, puis déménagés…

Ironie du sort, les licenciements accomplis, le PDG sera grandement « remercié »par les actionnaires !

Jean-Pierre Haddad

Jusqu’au 25 avril au 100ECS, 100 rue de Charenton, 75012 ; à 20h30, relâche le dimanche.

Réservation au 01 46 28 80 94 et https://www.billetweb.fr/nina-et-les-managers

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