Imaginez une vie entièrement régie par les critères et process des cabinets de recrutement, des agences de casting et autres bureaux de chasseurs de têtes… Vie professionnelle et vie amoureuse, en un mot la vie sociale normée par des exigences de réussite compétitive, de performance, de surinvestissement de soi, d’agressivité, de rivalité permanente. Une vie invivable ? La vie de beaucoup de personnes d’aujourd’hui, des trentenaires urbains mais pas seulement. Rapports sociaux qui se sont généralisés par les nouvelles méthodes de management. Le personnel devient des « ressources humaines » pour un développement économique productiviste qui a déjà largement épuisé les « ressources naturelles ». Dans une telle jungle, il faut survivre et non plus vivre. Pour cela, il faut « montrer ses dents », menacer de mordre, montrer qu’on ne craint rien et qu’on est prêt au combat, à déchirer l’autre… La logique des molosses ou des loups appliquée au monde du travail humain ! Bien sûr, on cherchera dans les rapports amoureux une compensation, un havre de paix, une intimité protégée faite de tendresse et de confiance. Ranger ses dents dans une bouche ouverte au baiser. Mais au moindre accroc les crocs ressortent ! Trop habitués à l’âpre conflictualité sociale, les individus craignent de perdre des plumes à tout instant. Dans le couple où les nécessaires compromis et les inévitables explications entre quatre z’yeux ne sont plus des moyens d’aller de l’avant mais des potentielles déclarations de guerre. Sous prétexte de se défendre, on maintient en éveil son agressivité quand on ne devance pas carrément l’agression… C’est de tout cela que traite l’écriture contemporaine d’Esther Moreira d’abord comédienne puis autrice et metteuse en scène. Montrer ses dents est le premier spectacle de la dramaturge à l’origine de la compagnie Écraser des mouches. Comme son nom le suggère, le projet s’intéresse à la brutalité de nos mœurs, au ridicule de certaines missions professionnelles et à l’humour que cela peut produire sans oublier d’y mettre une dose de poésie.
Nous sommes dans une réunion d’embauche où un trio de recruteurs débriefent sauvagement l’entretien que vient de subir une jeune femme. Deux des collaborateurs descendent méchamment la candidate alors que le troisième tente en vain de la sauver… Serait-il tombé sous son charme ? Il quittera le trio pour le duo d’une idylle amoureuse qui se vivra romantique. Dans le couple, très vite les égos formatés à la lutte pour soi reprennent le dessus et accusent l’autre d’incompréhension. Entre-temps, les collaborateurs réduits à un face-à-face sans modérateur se sont eux-mêmes entre-déchirés. Il y a la violence du pouvoir sur les faibles, il y a aussi la dure lutte pour le pouvoir entre les forts. Un édifice architectural ou social trop rigide, dépourvu de joints de dilatation, ne peut supporter les secousses et casse subitement là où une structure souple résisterait bien mieux. L’impératif d’agressivité est suicidaire, montrer ses dents finit par les exposer à la cassure.
La pièce d’Esther Moreira est une satire, un décapage à l’acide. Par ses exagérations et exaspérations, ses insultes et méchancetés jetées à la face d’autrui, elle nous livre une juste caricature de la réalité. À travers la violence verbale des échanges et celle sociale des situations, une puissante ironie nous arrache des rires… un peu jaunes parfois. La dramaturgie de la pièce est très construite et pleine d’effets dans la mise en scène réalisée par l’autrice assistée de Asya Birsel.
Pour les comédiens, il faut tenir un tel texte qui fait de chaque personnage soit l’agresseur soit l’agressé. Ils ne ménagent ni leurs corps, ni leurs voix. Coup de chapeau à Charlotte Issaly, Martin Jobert, Léo Perlot-Lhuillier et Mathilde Wind. Le jeu est rapide, vif, poussé et maîtrisé malgré une alternance en saccades entre dialogues à trois ou à deux, ou monologues. L’espace est surinvesti : fond de scène, plateau, rampe, avant-scène et coulisses, chaque coin et recoin est comme contaminé par la conflictualité qui régit les rapports, nulle possibilité d’échapper. Batterie et guitare électrique trouvent leur rôle dans l’exacerbation des tensions et la vidéo d’Arthur Chrisp et Noé Mercklé est parfaitement justifiée par le propos puisqu’elle est l’arme fatale des castings de recrutement.
Un détail, la femme du trio de recruteurs porte une combinaison rouge avec une épaule dénudée parfaitement assortie aux classeurs rouges de l’étagère de la salle de réunion. On se demande pourquoi jusqu’au moment où, lors d’une dispute entre collaborateurs, les classeurs volent comme des poignards… Ça fait sang et sens !
Jean-Pierre Haddad
Théâtre des Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs 75001 Paris. Du 05 au 28 février 2023, du dimanche au mardi à 21 h. Infos et réservations au 01 42 36 00 02 ou https://www.lesdechargeurs.fr
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