Un écrivain devant son ordinateur travaille à son nouveau roman qui raconte l’histoire d’un médecin humanitaire. Un homme traverse un rideau et apparaît dans la pièce, silencieux. Qui est-il ? Quand il commence à parler, il semble tout connaître du roman en train de s’écrire, du personnage et de ses aventures en Afghanistan. L’auteur pense d’abord à un hacker, mais ce personnage mystérieux connaît aussi la suite, qui ne figure que dans un carnet que l’auteur porte sur lui.
C’est à Pirandello, le grand écrivain italien qui disait « Si vous voulez savoir quelque chose de moi … attendez que je pose la question à mes personnages », que Fabio Alessandrini a pensé quand il a écrit la pièce dont il assure aussi la mise en scène. C’est à un débat entre l’écrivain et son personnage que nous assistons. Il arrive que le personnage se rebelle contre son personnage ! Il est certain que le romancier ignore des choses de sa vie et il voudrait aussi qu’il lui crée un passé. Il voudrait qu’il écrive certaines choses sur lui et qu’il en supprime d’autres. C’est là qu’intervient la question du Kaïros, le titre de la pièce, ce Dieu grec de l’occasion opportune qu’il faut saisir par sa touffe de cheveux quand il passe très vite. Le romancier doit choisir ce qu’il veut garder de la vie de son personnage pour le faire vivre, le rendre attachant, faire avancer l’intrigue. Il veut bien parler du médecin obligé d’opérer un tri parmi les blessés qu’il va soigner, mais pas des morceaux de corps entassés dans des caddys de supermarchés. Il reconnaît que se retrouver dans le rôle d’un personnage doit paraître bizarre mais proclame que c’est lui qui a l’autorité et que le personnage n’a qu’à obéir !
Á ce voyage entre réalité et illusion, entre un personnage qui veut exister et un romancier qui se perd, Fabio Alessandrini donne un caractère vertigineux. On s’y plonge avec délice, on n’a pas besoin de s’accrocher, on se laisse emporter dans ce labyrinthe, on rit, on réfléchit, c’est vivant. La pièce est surtout portée par deux acteurs remarquables, deux faux jumeaux, même stature, même corpulence et chauves tous deux. Fabio Alessandrini est le romancier qui s’interroge, essaie de comprendre et se rebelle contre les velléités d’indépendance de son personnage. Yann Collette donne à celui-ci de la douceur, du mystère et parfois une colère contenue. Il apparaît comme une ombre, affirme de plus en plus sa présence et son existence avant de disparaître à la fin, laissant l’écrivain devant son ordinateur. Leur dialogue est bourré de rebondissements, de mystères, de remarques fines où le drame côtoie la comédie. C’est intelligent, passionnant, drôle souvent et c’est l’occasion d’admirer deux merveilleux acteurs.
Micheline Rousselet
Du mardi au samedi à 21h
Théâtre du Lucernaire
53 rue Notre Dame des Champs, 75006 PARIS
Réservations (partenariat Réduc’snes tarifs réduits aux syndiqués Snes mais sur réservation impérative) : 01 45 44 57 34
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