Dans la chapelle du théâtre des Halles, se produit un petit miracle qu’aucune église ne validerait craignant le scandale. Un miracle qui dérange, qui déméninge ! Parois imposantes de pierres qui circonscrivent un plateau nu et chaud comme le désert. Au fond apparaissent des images qui semblent sortir de la muraille : un tunnel de ciment vide puis le visage d’un homme désormais honni de l’Occident mais longtemps dragué par ses dirigeants. En fuite, il s’est caché dans ce « trou à rat » dans lequel il ne veut surtout pas « crever ». Il en sortira mais pour finir lynché par son peuple censé accomplir un printemps en plein Sahara ! Seul le chaos y a fleuri.

L’alcôve de pierre qui pourrait aussi bien figurer un cachot dont un mur serait invisible car permettant la visibilité, est habité par un corps imposant, celui de Paul, un comédien antillais privé de scène. Depuis cette voute en ogive, embarqué à bord de la fusée Kadhafi, il veut faire décoller sa carrière. Le compte à rebours est lancé par un air de reggae qui cadence un triste constat de géopolitique mondiale : « Ils ont partagé le monde… » Ce commandant de bord est un géant basané aux nattes tressées. En cours de vol, il troquera sa combinaison-tunique de toile beige assortie aux pierres du cockpit contre un uniforme militaire de parade, veste couverte de décorations à la façon d’un dictateur sud-américain, casquette kaki à cordon rouge dont la visière plonge sur de célèbres lunettes noires ! Un vrai masque ou personnage et Paul, malgré son étonnement face à la proposition, s’en empare comme d’une revanche sur la vie : « Je vais jouer Kadhafi au théâtre, avec ma colère à moi. (…) Je veux que le rideau se lève, maintenant. Qu’on m’appelle. Maintenant ! Bam bam bam ? J’entrerai sur scène avec fracas ! (…) Tu as crevé dans ton trou, tout seul. Tu vas crever dans ton trou. Et moi, je vais poser mon pied sur ton cadavre pour brandir mon Molière ! » Pour le trophée on verra plus tard. Hic et nunc, le miracle s’accomplit et l’on assite à un incroyable moment de théâtre.

La mise en scène d’Alain Timar est d’abord une mise en lieu pour devenir très vite une mise à feu qui débouche sur une mise en creux, comme une dépression après un passage à l’acte flamboyant : « Vous vous souviendrez de moi ? » sera la dernière parole du comédien-commandant sans que ni lui ni nous ne sachions vraiment de qui il parle. Moi, Kadhafi est un missile théâtral qui ne fera aucun mort embarqué dans un avion de ligne ou torturé dans une prison secrète mais qui ne manquera pas de déclencher des tirs de barrage aussi offusqués que faiblards, ceux de la doxa pro-occidentale.

Parlons du carburant qui ne doit rien à ce satané pétrole libyen ou autre mais tout à la plume puissante, poétique, politique, électrique et envoutante de Véronique Kanor. Idée géniale que d’avoir créé ce personnage de Paul pour évoquer un Kadhafi dont la figure historique est déjà par elle-même théâtrale quoique que tachée de sang. Ce fut aussi le cas de rois ou d’empereurs despotiques et violents mais sublimés par de grands auteurs, un certain Richard III d’Angleterre… Mouammar Kadhafi est cependant une figure et un personnage difficiles à représenter car il a été surreprésenté de son vivant par lui-même ! Cet admirateur de De Gaulle et Mao est parvenu, en dépit de son soutien au terrorisme islamique international, à fréquenter les cours politiques européennes et à se donner une aura mondiale de chef de file du Tiers-mondisme qui lui survit encore dans certaines régions déshéritées de la planète.

Le texte de Véronique Kanor travaille l’image, le mythe, la réputation et aussi le tragique historique de biais par le décalage situationnel entre Antilles et Libye et le doublement du personnage. Elle offre ainsi une ample possibilité de variation entre identification et distanciation à l’intérieur du récit entre les deux personnages ou pour le public avec l’un ou l’autre. Mais avant tout, la pièce traite du désir de gloire de tout comédien et de son rapport complexe au personnage qu’on lui demande d’incarner avec sa chair à lui.

Mais ce petit miracle-spectacle associe trois thaumaturges et il manque précisément celui qui donne son corps à l’évènement. Le comédien Serge Abatucci, membre fondateur du Théâtre de la Soif Nouvelle de Martinique, joue un Paul qui devient un Kadhafi, puis un Paul Kadaf’. Il nous offre une prestation exceptionnelle et inoubliable ! Par sa voix allant de la sourdine à la tonitruance, par sa physicalité imposante mais pouvant se confondre avec la poussière des pierres, par son incarnation symbolique du colonisé et de l’opprimé, par son jeu inspiré voire halluciné, Serge Abatucci transcende la performance théâtrale. Certes, il performe le cri de révolte et d’injustice d’un tiers-monde qui se raccroche à ce qu’il peut mais « au diable Kadhafi ! » il relève le cas défi de jouer un Paul ni saint ni démon mais affamé de reconnaissance et de jeu. Bravo à toi, Serge ! 

Ne passons pas à côté de notre histoire et de ses théâtres.

Jean-Pierre Haddad

Avignon Off. Théâtre des halles, Chapelle, 22 rue du Roi René. Du 7 au 30 juillet à 16h. Relâche les mercredis 13, 20 et 27. Réservations : https://www.vostickets.fr/Billet/PGE_MUR/Wm0AAEMgwAAeAP4VI7ilCHysHC0

Tournée : en Guyane, en octobre 2022, Centre Dramatique Kokolampoe, puis à l’EPCC Les Trois Fleuves, Cayenne. En métropole, à partir de janvier 2023

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