Dans ce livre Annie Ernaux, prix Nobel de littérature en 2022, évoque l’été 1958, celui de ses dix-huit ans, où elle quitte pour la première fois ses parents, leur café-épicerie et le regard trop protecteur de sa mère pour devenir monitrice dans une colonie de vacances. Elle va y connaître ses premières surprises-parties et rêver de faire l’amour. Elle perdra sa virginité avec H, le chef-moniteur, ce sera désastreux, presque un viol. Elle connaîtra la honte d’avoir cru être l’élue et de s’être accrochée. Pourtant cela a changé sa vie.

Elle a voulu oublier cette  fille de 1958 , la cacher au plus profond d’elle-même. Ce n’est qu’en vieillissant qu’elle s’est rendu compte que ce qui s’était passé s’apparentait à un viol et que la soumission des femmes au désir des hommes et à leur plaisir n’avait rien de normal. Elle a souvent tourné autour de ce livre et ce n’est qu’en 2014 qu’elle s’est décidée à l’écrire pour mettre en mots le chaînon manquant et « désenfouir des choses qui puissent aider à comprendre ce qui arrive et ce qu’on fait ». Elle n’est plus « la fille de 1958 ». D’ailleurs pour en parler, elle dit « elle ». Elle raconte son expérience, telle qu’elle l’a vécue, mais avec aussi avec la distance que permet une réflexion presque sociologique sur la condition féminine.

Silvia Costa, qui de son long compagnonnage avec Romeo Castelluci a conservé le goût d’un théâtre visuel et poétique, a adapté et mis en scène le livre d’Annie Ernaux. Sa scénographie crée un lieu indéfini qui évoque aussi bien une chambre, qu’une école ou une institution. Trois actrices sont au plateau, Clotilde de Bayser, Anne Kessler et Coraly Zahonero. L’une est « la fille de 1958 » mue par un désir dont elle connaît peu de choses et qui, saisie par la peur, n’oppose qu’une faible résistance à la violence du désir masculin et voit le piège se refermer sur elle et sa naïveté. L’autre est l’écrivaine qui, soixante ans après, mobilise tous les détails dans sa mémoire et raconte jusqu’où une nuit peut nous transformer et susciter un sentiment de honte persistant durant des années. La troisième serait une voix sociétale, par laquelle l’auteur dépasse l’événement pour dénoncer la société patriarcale et la condition féminine. À un moment, par le maniement d’un miroir offrant une vision tridimensionnelle des trois actrices, la metteuse en scène souligne l’importance de la naissance fragmentaire du souvenir, car en réalité aucune des trois n’incarne Annie Ernaux. Elles participent à la reconstruction de son histoire et, dans cette optique, la metteuse en scène leur avait demandé de convoquer leur propre mémoire en apportant des objets personnels rattachés à un épisode significatif de leur vie. Ceux-ci sont présentés à l’entrée de la salle avec un environnement musical de Ayumi Paul qui signe aussi la musique du spectacle. Sur le plateau les petits objets, tout comme la photographie, facteurs d’éveil de la mémoire dont parle Annie Ernaux, sont présents et c’est un gros plan sur l’œil de l’autrice qui accompagne le spectateur à la fin.

Silvia Costa fait entendre cette première expérience sexuelle dans toute sa crudité et sa cruauté, mais surtout fait bien ressortir ce que dit Annie Ernaux : « En définitive ce qui compte ce n’est pas ce qui arrive c’est ce qu’on fait de ce qui arrive »

Micheline Rousselet

Jusqu’au 16 juillet à la Comédie Française, Vieux-Colombier, 21 rue du Vieux-Colombier, 75006 Paris – du mercredi au samedi à 20h30, les mardis à 19h, les dimanches à 15h – Réservations : comedie-francaise.fr

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