La tempête gronde… Sur le pont ça tangue, l’équipage est ballotté de bâbord en tribord. Il faut tenir bon contre les vents, assurer les gréements, tirer fort sur les cordages, tout l’équipage est à la manœuvre. Une fois le calme revenu, on peut chanter, boire, danser sur le pont. Jack, lui, tape frénétiquement sur sa vielle machine à écrire lui faisant cracher des feuilles d’encre noire que sa femme Charmian relira. Le Snark, leur voilier de douze mètres sillonna ainsi les mers du Pacifique sud, Les Marquises, Papeete, Tahiti… Au bout de vingt mois de croisière, le capitaine London souffrant d’ulcères de peau devra abandonner son deux-mâts aux Îles Salomon pour se faire soigner à Sidney avec Martin Eden sans ses malles.

Nous, public de l’Essaïon – petit théâtre ou frêle esquif – nous nous calons dans nos sièges car en effet ça secoue ! Nous vivons l’aventure en direct, embarqués à l’improviste et réjouis. C’est une prouesse que de produire avec une pièce de théâtre l’immersion que la lecture d’un bon roman procure ! C’en est une autre d’avoir su articuler finement la vie de Jack London à celle de Martin Eden, ou inversement. Les deux existences se ressemblent tellement qu’on peut se demander qui de Jack ou de Martin a vampirisé l’autre. Jack accouche de Eden et Martin hante London. « Je suis moi-même la matière de mon livre » disait l’écrivain-aventurier dont le « moi-même » n’a cessé de se vouloir un moi-autre. Jack London fut un être aux conditions, désirs et vies multiples, de la misère la plus sombre à la gloire la plus faste en passant par une foultitude de métiers, amours, amitiés, inimitiés, aventures, maladies, santés, morts et renaissances. Ce fut aussi un homme dont la vie commencée loin de toute éducation littéraire ne pouvait être vécue sans l’écriture : « Je dois écrire, j’ai foi en moi. » dit Martin et pensait Jack. Face à ce monstre littéraire, un phénix ferait pâle figure et le spectacle conçu par Véronique Boutonnet a l’immense mérite de le montrer avec éclat et sans prétention.

Ce qui est remarquable dans le travail de la dramaturge qui joue aussi aux côtés de Franck Etenna, Luca Lomazzi et Olivier Deville dans une mise en scène de Richard Arselin, est précisément d’avoir su rendre le va-et-vient permanent entre l’homme et l’écrivain, l’écrivain et son personnage, l’homme et le personnage, triangle infernal dans lequel London s’est débattu toute sa vie. L’intelligence et la sensibilité du spectacle, ses effets scénographiques, l’énergie vivifiante de ses embruns marins sublimés, son rythme effréné et le jeu démultiplié des acteurs, tout cela nous entraîne complètement dans l’aventure maritime et littéraire, sauvage et sociale de Jack Eden et Martin London ! Rien n’y manque et l’illusion théâtrale atteint son point de perfection.

Après Une vie, de Maupassant (cet automne à l’Essaïon) et bien d’autres réalisations, Véronique Boutonnet poursuit son travail de transposition de la littérature à la scène, du roman à la pièce de théâtre. Elle invente des objets théâtraux singuliers : mise en corps et en musique d’œuvres littéraires en les associant subtilement à la biographie de leurs auteurs. Ses choix sont aussi judicieux que son travail minutieux. Avec sa compagnie Les âmes libres, cette amoureuse des lettres et du jeu scénique donne corps à de grands textes, elle leur offre une autre vie les faisant passer du papier au plateau, pratiquant un art des lettres transgenre. Pour le public, c’est un grand bonheur que de voir ses lectures et les émotions qui les ont accompagnées prendre vie dans des créations artistiques aussi ludiques, enjouées et jouissives que recherchées, cultivées et habiles! Chaque aventure théâtrale de Véronique Boutonnet nous transporte au paradis d’une lecture vivante et incarnée.

Jean-Pierre Haddad

Théâtre de l’Essaïon, 6 Rue Pierre au Lard, 75004 Paris. Du 28 janvier au 9 avril 2022. Les vendredis et samedis à 21h15. Infos et réservation : 01 42 78 46 42 ou essaionreservations@gmail.com

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