Ce week-end, Michaël, le père, doit partir à un congrès de prothésistes à Innsbruck. Véra, la mère, doit passer trois jours à Malaga avec son nouveau mec. Tout va bien dans cette nouvelle normalité où tout va mal. Des êtres hagards, égarés, en perte de l’essentiel. Ça va d’autant plus mal que le couple en instance de divorce, a une fille. Rebekka a 7ans, il faut donc la faire garder tout le week-end alors que justement, la baby-sitter fait défaut. Il y a bien Alex, le fils d’une amie qui se propose de la remplacer, mais, il a dix-neuf ans et les parents ne le connaissent pas vraiment. Il fait des études de cinéma et s’affiche très libre, voire incontrôlable. Sur l’idée de Rebekka, il a déjà accepté de tourner un petit film en deux jours avec la fillette en superstar. Le père s’oppose à cette garde : comment faire confiance à « un jeune homme de 19 ans » ? Est-il pour autant prêt à renoncer à Innsbruck et à la présentation de son oreille artificielle pour malentendant ? Il écoute trop son ambition qui le rend sourd au reste. La mère va-t-elle renoncer à son escapade amoureuse à Malaga ? Elle entend imposer son désir qui s’impose à elle. La mère veut faire confiance à Alex sans y parvenir totalement. Pas de solution ? Il y aurait bien la décision des parents de renoncer à ne penser qu’à eux, que chacun renonce à son projet personnel, à sa sacro-sainte indépendance, ou au moins l’un des deux mais chacun le prendrait pour une défaite personnelle. Suffit-il d’avoir une enfant pour être parents ? Qu’apprennent-ils à leur fille ? La consommation sans fin ? Le loisir consumériste ? L’aliénation professionnelle ou égoïste qui leur tient lieu de liberté ? Et pourquoi Rebekka a-t-elle pour idole Fifi Brindacier, l’héroïne d’un feuilleton d’un autre âge, qui bien qu’enfant, vit sans parents et à sa guise, allant de village en village sur son cheval blanc à pois noirs avec son petit singe sur l’épaule ? On ne verra jamais Rebekka… Les parents partiront-ils? Quel drame pourrait les attendre à leur retour ? La faute à Alex ? Qui payera le prix de l’individualisme parental ? Le couple se reconstruira-t-il ? Notre société est-elle effondrée, en pleine déliaison ?

Cette pièce du dramaturge suisse de langue allemande Lukas Barfüss est une satire familiale mais pas que. Si la question de la responsabilité parentale est posée, elle l’est à un niveau collectif, sociétal et Renaud Danner, le metteur en scène, parle d’une « comédie noire » ou d’une « apocalypse ouatée ». Cela se ressent déjà à l’écoute de la guitare de Jean-Pierre Petit qui rythme les séquences de la tragédie ordinaire qui se noue. La musique électrique et électrisante tantôt rock sombre tantôt blues métallique tient lieu de chœur. La mise en scène de Renaud Danner assisté de Jennifer Maria est nerveuse, vive, inquiétante, d’une redoutable efficacité dramatique. La scénographie de Clara Hubert combine plateau de jeu et salon où l’on s’empoigne verbalement : sol en damier côté cuisine et échanges très punchés autour du canapé. Dans le quart gauche supérieur du plateau, un mini frigo noir à l’éclairage interne intense, s’impose comme un tabernacle mais ouvrant sur une fausse intériorité : échantillons du supermarché, aucun petit plat mitonné avec amour. Les trois personnages n’existent pas ou peu, ils sont faits d’interactions qui les insèrent dans une toile sociale dans laquelle ils s’aliènent en même temps qu’ils la désirent. A eux trois, Michael (Renaud Danner), Vera (Olga Grumberg) et Alex (Adrien Michaux) ne forment qu’un seul personnage transindividuel – il est nous aussi.

Malaga aurait pu s’intituler Innsbruck ou tout autrement pour peu que cela soit le nom d’un point de fuite, de l’horizon vide du désir irréfléchi.

Merci à Artéphile, cette « bulle de création contemporaine » qui offre chaque année, depuis 10 ans cet été, un magnifique panorama de l’invention théâtrale. Et joyeux anniversaire !

Jean-Pierre Haddad

Avignon Off. Artéphile, 7 rue du Bourg Neuf, Avignon. Du 5 au 26 juillet 2025, tous les jours à 12h15. Relâche les dimanches. Réservations : https://www.artephile.com/avignon-off-2025-malaga

Un podcast France-Culture de Benoît Grossin, de 2022, sur ce lieu unique qu’est Artéphile dans le Off: https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-reportage-de-la-redaction/festival-d-avignon-artephile-un-theatre-exemplaire-pour-les-compagnies-1489320

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