On connaît l’art de Thomas Bernhard pour dire sa haine de l’État catholique autrichien et des Autrichiens. Dans son roman Maîtres anciens, qu’adapte et joue seul en scène Nicolas Bouchaud, un narrateur a rendez-vous avec un vieux critique musical au Musée d’art ancien de Vienne, où ce dernier vient tous les deux jours s’asseoir devant un tableau du Tintoret. C’est Reger, le critique qui a la parole et il se lance dans une logorrhée tumultueuse. Il arrive par la salle déclarant : « J’ai fait de vous la victime de mes délires musicologiques » et il ne s’en prive pas, se lançant dans une diatribe furieuse. Ses cibles préférées sont le critique Stifter et Heidegger – « prototype du penseur à la traîne »-, mais il y a aussi Beethoven, Mahler, Dürer et Velázquez qui ne font que de l’art d’État, tout l’art contemporain, les conservateurs de musée (« il n’y a même pas un Goya dans ce musée ») et les visiteurs qui « traînent leur admiration à travers les salles des musées » ! Son rapport d’amour/haine pour les artistes éclate quand il dit « Les maîtres anciens me rebutent et pourtant je les étudie sans cesse ». De toutes façons, il n’y a pas d’artiste, « même Bach », chez qui il n’y ait quelque défaut. De cette accumulation de mises au pilori ressort le rejet viscéral d’un art patrimonial et identitaire, ce qui le ramène à son exécration de l’État, qui instrumentalise l’art, et du catholicisme associé à cet État. Comme il passe d’un sujet à l’autre, on en arrive au deuil. Tout comme Thomas Bernhard qui a perdu sa compagne peu avant d’écrire ce roman, Reger vient de perdre la sienne et de ce malheur il accuse l’incompétence de la ville de Vienne, de l’État autrichien et le catholicisme !

Théâtre : Maîtres anciens
Théâtre : Maîtres anciens

Il fallait un acteur exceptionnel pour se lancer dans ce flot tumultueux de paroles, où chaque phrase en entraîne une autre sans laisser au spectateur le temps de respirer, où la pensée vagabonde, se laissant emporter dans une exécration passionnée, furieuse, exaspérée, qui frise le grotesque. Thomas Bernhard se voyait comme un « perturbateur universel » et dans ce texte il frôle le sublime. On ne peut s’empêcher de penser à Dada et au lettrisme car Nicolas Bouchaud réussit très bien à faire passer la musicalité et le rythme du texte. Le comique naît tout naturellement de l’excès d’énervement et d’agacement passionné de Reger. Le comédien dit vite, comme dans l’urgence, mais il sait aussi varier le ton, passant de l’invective caricaturale à l’expression d’un chagrin qui n’est pas apitoiement mais colère. L’émotion côtoie le rire quand il dit « on se raccroche à Shakespeare et Kant et quand on aurait besoin d’eux, ils ne nous sont d’aucune utilité ». De même que Reger clame sa haine des artistes, de la famille, des gens, et en même temps l’impossibilité de vivre sans eux, Nicolas Bouchaud, dans son adaptation, proclame que le comédien a besoin des spectateurs pour l’écouter délirer.

Thomas Bernhard est un génial imprécateur, un satiriste qui nous entraîne du côté de la comédie, mais c’est aussi un poète et Nicolas Bouchaud réussit à merveille à faire ressortir tous ces aspects.

Micheline Rousselet

Tous les soirs à 19h, relâche le dimanche

Théâtre de la Bastille

76 rue de la Roquette, 75011 Paris

Réservations (partenariat Réduc’snes tarifs réduits aux syndiqués Snes mais sur réservation impérative) : 01 43 57 42 14


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