Un homme vient régulièrement s’asseoir sur la banquette de la salle Bordone du Musée d’art ancien de Vienne. Il fait face à l’œuvre insolite d’un maître vénitien, L’homme à la barbe blanche (1545) du Tintoret (1518-1594). Ce n’est pas avec ce barbu au regard méfiant et accusateur qu’il va entrer en dialogue. Il a perdu sa femme tant aimée et s’il ne se met pas à la détester, il avoue quand même que sa mort fut une libération. Précisément, sa parole se libère et envahit le personnage, elle devient une logorrhée assumée et Reger, le musicologue détestateur du monde reconnaît qu’il aime tout ce qu’il déteste, qu’il a besoin de tout ce qu’il rejette. Pris dans un vertige verbal, l’homme assis déballe tout, se débat dans ses contradictions de goût, joue avec ses paradoxes existentiels : « Je suis l’homme d’une habitude extraordinaire » dit-il en parlant de sa fréquentation de la salle Bordone. Tout y passe selon deux modalités : les choses qu’il aime et dénigre à la fois et les choses qu’il déteste mais qui s’imposent à lui. D’une part la musique, Beethoven et sa sonate La tempête, Bach, Mozart, Bruckner, le Tintoret ou Goya, Vélasquez, sa province natale et l’Autriche, d’autre part l’État autrichien et l’Église catholique, la psychiatrie, les gens pas ponctuels, Heidegger, le tourisme culturel, la bourgeoisie viennoise et la pâtisserie du même nom ! Dérision totale. Entreprise de sape généralisée. Reger vomit mais continue à s’alimenter !

Règlement de compte ? Souvenons-nous que Thomas Bernhard fut éduqué malgré lui dans des écoles nazies et qu’il y fut mal traité. Rappelons-nous aussi que l’Autriche s’est nazifiée toute seule et qu’un certain Kurt Waldheim homme d’État d’après-guerre à la longue carrière fut rattrapé par son passé nazi. Reger cherche partout le détail contredisant la réputation de perfection d’une œuvre ou d’une action humaine… C’est là toute la lucidité mordante, torturée et impitoyable de Bernhard. En 1968, il lança en pleine cérémonie de remise d’un prix littéraire autrichien : « Nous Autrichiens sommes apathiques ; nous sommes la vie en tant que désintérêt général pour la vie. » Le délire nihiliste de Reger est digne de respect par la pertinence rageuse de sa critique et parce qu’il fut aussi le testament littéraire d’un grand écrivain. Maîtres anciens reçu le prix Médicis étranger en 1988 et Bernhard mourut un an après.

Pour nous c’est une purge mentale ainsi qu’un grand moment de drôlerie pathétique. Il faut dire que la prestation de François Clavier est remarquable. Durant plus d’une heure, il fait vivre un texte remuant, colérique, partant dans tous les sens sans bouger de son banc de salle de musée ou du moins en n’esquissant que de légers mouvements de mains, d’assise, de torse, de tête, de regards. Sans jamais s’adresser frontalement au public, le comédien tient le crachoir dans le vide de la salle Bordone ou en réponse à la voix enregistrée d’Atzbacher (voix de Thomas Segouin) avec qui il avait rendez-vous ce jour-là. Il fallait toute la force et le talent d’un comédien d’expérience pour incarner et contenir les démons de Bernhard. L’adaptation et la mise en scène de Gerold Schumann est sobre et efficace, elle est soutenue par une scénographie minimaliste qui laisse tout deviner de la salle de musée sans rien en laisser voir. Par moment se fait entendre une musique de Fanny Mendelssohn interprétée par le Quatuor Fanny.

« Tous ces artistes, ces maîtres anciens étaient corruptibles. Je les comprends tous et ils me rebutent profondément. C’est ça qui est épouvantable, que ces maîtres anciens me paraissent profondément rebutants et que pourtant je les étudie sans cesse. » C’est comme si Thomas Bernhard alias Reger avait eu un besoin impérieux de tuer le père et qu’il s’en était pris à l’Autriche entière, patiemment et obstinément, muni d’une épingle trempée dans le vitriol.

Jean-Pierre Haddad

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