Des vies sous l’emprise des intelligences artificielles, une dystopie du maître japonais Kurō Tanino
Artiste associé au Théâtre de Gennevilliers, Kurō Tanino revisite Dark Master, dont, depuis 2003, il a déjà imaginé cinq versions. A l’origine, Dark Master est une bande dessinée de Caribu Marley et Haruki Izumi, où, à la différence de 1984 de Georges Orwell, le lavage de cerveau n’est plus le fait d’un homme mais d’un système économique qui rend les hommes dépendants du travail, de l’argent, de l’alcool, des drogues et du sexe. Observant les bouleversements des sociétés, des vies et des consciences humaines qu’induisent les nouvelles technologies, Kurō Tanino s’intéresse cette fois à la domination qui pourrait résulter de l’arrivée des intelligences artificielles (IA).
Dans Maître obscur, le spectateur est devant un appartement, salon, cuisine, chambre, au mobilier vieillot où cinq personnages participent à un programme de réadaptation à la vie quotidienne. Guidés par une IA solitaire et bienveillante, ils doivent réaliser des actes banals de la vie quotidienne. Équipé d’un casque d’où lui parvient la voix de l’IA, une voix douce qui semble guider les cinq personnages de façon bienveillante et sans hiérarchiser les instructions, le spectateur observe la façon dont ceux-ci vont réagir. Les personnages apparaissent un par un et vont obéir à la première suggestion « Et si on se changeait ? » Successivement ils vont quitter leur salopette grise pour des tenues un peu étranges, Gaëtan Vourc’h pour une chemise col pelle à tarte sous un débardeur à losanges, Lorry Hardel pour une salopette orange « qui lui va bien » dit-elle, Mathilde Invernon pour des couettes et une robe de petite fille, Mathilde Béghain pour une stricte jupe droite convenant à son « caractère pas commode » (c’est elle qui le dit) et enfin Jean-Luc Verna, au corps entièrement tatoué, pour une étrange tenue bavaroise. Souvenirs d’un autre temps, d’une autre vie ? Toujours est-il que ces étranges personnages vont se lancer dans des activités banales, se changer, préparer un burger, danser, regarder la télévision, nettoyer la cuisine, guidés par la voix de l’IA qui nous parvient à travers le casque et comme surveillés par des images d’eux, captées par des caméras, et projetées sur un écran au fond du plateau.
Pour Kurō Tanino qui, avant de se consacrer au théâtre, était psychiatre, il y a beaucoup de raisons derrière les gestes du quotidien et l’inconscient y a sa place. Alors qu’en serait-il si les IA arrivaient à contrôler non seulement nos façons d’agir mais jusqu’à notre inconscient ? Ici les personnages se plient, parfois maladroitement, aux instructions données par la voix douce et convaincante de l’IA, mais, comme Lorry Hardel qui confectionne une soupe avec les légumes tombés à terre, ils le font, sans émotion, sans élan, sans résistance non plus, comme indifférents. Pourtant il y a une petite lueur d’espoir, à la fin du spectacle. Stéphanie Béghain se lève du canapé, reprend sa tenue d’origine, regarde une photo, celle de sa fille qu’elle n’a pas vu depuis longtemps et sort, comme pour une reprise en main de sa vie.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 7 octobre au T2G, Théâtre de Gennevilliers, 41 rue des Grésillons, 92230 Gennevilliers – lundi, jeudi, vendredi à 20h, samedi à 18h, dimanche à 16h – Réservation : 01 41 32 26 26 ou www.theatredegennevilliers.fr –
En tournée : 16 et 17 octobre au CDN Orléans, du 6 au 8 novembre à Bonlieu, Scène Nationale d’Annecy, du 5 au 7 février 2025 à La Comédie de Genève
Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.
Des remarques, des suggestions ? Contactez nous à culture@snes.edu