En 1963 dans Le Fou d’Elsa, Aragon écrivait « L’avenir de l’homme est la femme » formule dont Jean Ferrat fera la célébrissime chanson La femme est l’avenir de l’homme en 1975. Depuis 2017 et le mouvement #MeToo et loin des généralités idéalistes chantées par des hommes, on peut dire que les femmes sont le présent du théâtre. La question des femmes passe constamment de la scène sociale et politique à la scène théâtrale et peut-être vice versa. Ce fait est par lui-même réjouissant mais il l’est encore parce que la création dramatique féminine et féministe est d’une richesse exceptionnelle tant du côté des autrices et des actrices que bien sûr des metteuses en scène, sans parler de la technique où elles sont également de plus en plus présentes. L’espace théâtral est devenu une sorte de ZAD féministe, zone d’action dramatique où se dit et dénonce la domination masculine et l’oppression des femmes mais aussi où se crie la colère, se joue la rébellion, s’expriment les revendications, se travaille et s’approfondit la critique féministe vis-à-vis de l’ordre patriarcal oppressant.
Dans MADAM, Hélène Soulié aguerrie à la scène militante occupe le terrain comme on prend une place forte, avec la ferme intention de ne plus la lâcher ou alors seulement au bout de la nuit, après sept heures d’action dramatique – action au sens d’un agir engagé, déterminé, au sens d’un combat qui plus il se déroule plus il empuissante l’agent. « Madame » Hélène Soulié pousse le théâtre aux frontières des arts et des savoirs, là où ils deviennent nécessairement politiques.
Cela tient au fait que chacune des six propositions de ce Manuel d’Autodéfense À Méditer tout en faisant varier les sujets et les plaisirs de la création ou cré-action déploie « une puissance d’agir » pour parler comme Spinoza (1632-1677) qui se combinant avec les autres, avance d’expressions en affirmations dans une progression qui pourrait ne jamais finir, augmentant ainsi le Conatus féministe de « MADAM » dans une tendance à l’infini. L’omniprésence de micros mains signifie la prise de parole avec amplification de la voix et symbolise tel un sceptre des temps modernes et médiatiques, la prise du pouvoir.
Chaque épisode noté façon MeToo par un hashtag combine un aspect performance et un autre, de documentaire ou d’entretien en direct ou à distance, spatiale ou temporelle. Dans les trois derniers épisodes, les deux aspects s’imbriquent au point de se confondre dans un agir qui renouvelle la forme dramatique. Cette hybridation crée une esthétique mais elle est aussi dictée par notre époque : métaphore de l’intersectionnalité des luttes féministes car les femmes ici sont aussi musulmanes, noires, tagueuses, sportives, capitaines de bateaux humanitaires en Méditerranée, cyborgs plutôt que déesses et mêmes bergères mais sans « blancs moutons » ! Ces catégories renvoient aux différents épisodes et textes : #1 Est-ce que tu crois que je doive m’excuser quand il y a des attentats ? d’Hélène Bachelot Nguyen ; #2 Faire le mur – ou comment faire le mur sans passer la nuit au poste ? de Marie Dilasser ; #3 – Scoreuses – parce que tu ne peux que perdre si tu n’as rien à gagner de Mariette Navarro ; #4 Je préfère être une cyborg qu’une déesse de Solenn Denis ; #5 ; Ça ne passe pas de Claudine Galea ; #6 Et j’ai suivi le vent… de Magali Mougel. Six autrices et des actrices : Lenka Luptakova, Christine Braconier, Claire Engel, Marion Coutarel avec des chercheuses Maboula Soumahoro, Rachelle Borghi, Eliane Viennot ou Delphine Gardey. Et d’autres femmes encore y compris en images comme Marguerite Duras en présence tutélaire ou comme Agnès Varda… et bien sûr Hélène Soulié en conceptrice et intervenante, tout un peuple de femmes convoqué dans cette traversée subversive et polysémique.
Il est beau que le théâtre sorte de la représentation pour devenir lieu de vie, de rencontres sur scène et dans la salle, de présences inclusives et d’audacieuses démonstrations. Manuel de multiples stratégies d’autodéfense comme celle d’être armée intellectuellement ou d’être toujours située et vigilante, prête à « renvoyer la balle » ; tout autant un manifeste, un acte d’exhibition au meilleur sens du mot, se montrer tel que l’on est, se rendre visible quitte à offusquer la vue des bien-pensants. C’est tout autant un magnifique Marathon d’Art Dramatique Appliqué et Malicieux. Application du féminisme et de sa critique politique et sociale. Malice dans le titre du spectacle qui détourne le « ma dame » possessif et sexiste, hérité de la chevalerie médiévale, en acronyme de révolte. Marathon, oui le spectacle est long mais le combat le sera bien plus. Et aussi théâtre expérimental et d’avant-garde.
Saluons le travail d’Hélène Soulié, sorte de cheffe d’orchestre de cette tonitruante symphonie philogyne ainsi que la sacrée bande de nanas qui en sont les instrumentistes : à la scénographie Emmanuelle Debeusscher avec Hélène Soulié ; à la vidéo, Maïa Fastinger ; aux lumières, Maurice Fouilhé [Désolé pour « nanas » Maurice, mais le féminin l’emporte ici !] ; aux costumes Catherine Sardi avec Hélène Soulié ; à la création et régie son, Jérôme Moisson [Idem Jérôme !] ; à la régie vidéo, Amaya Irigoyen ; à la régie lumière et régie générale, Eva Espinosa ; Loréna Favier pour son regard anthropologique et enfin Jessica Régnier assistée de Pauline Roybon / Les 2 bureaux pour la production et la diffusion.
Jean-Pierre Haddad
Théâtre Molière, Scène Nationale de Sète, av. Victor Hugo, Sète 34200.
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