
Il y a des gens qui suivent un destin tout tracé et d’autres qui partent en diagonale pour une vie en biais. Tatiana a enchaîné, depuis l’adolescence où elle trichait sur son âge, 64 petits boulots, vendeuse, serveuse, modèle pour peintre, femme de ménage, correctrice, Winnie l’Ourson chez Eurodisney, correctrice, cuisinière et même standardiste dans une maison close clandestine. Elle a obéi aux instructions insolites – il faut absolument distribuer des fraises tagada, buvez moins de café, vous allez trop aux toilettes – et aux injonctions contradictoires – écourtez les discussions, soyez aimable avec le client, n’oubliez pas de donner votre nom, ne donnez jamais votre nom. Elle a tout accepté, travailler le dimanche, la nuit, elle a beaucoup dit oui. Elle a été virée ou a démissionné, elle a fui dans la lecture, les cours d’escrime, de danse, d’italien et la nourriture. Mais elle a gardé sa capacité à se révolter, à hurler dans sa tête les insultes qu’elle réserve à ceux qui humilient les plus petits qu’eux et à rêver car on ne peut pas vivre que pour gagner sa vie.
Tatiana Gousseff s’empare d’une pièce autobiographique de Claudia Shear, Blown Sideways through life, et incarne, seule en scène, avec une énergie et une drôlerie folles cette femme sans pareille qui ne renonce jamais à ses rêves même s’ils se heurtent parfois violemment à la réalité du monde du travail. Elle garde en toutes circonstances un humour ravageur. La musique l’accompagne parfois, apportant elle aussi sa touche drôle et tendre, le jazz quand elle pose pour un peintre qui ne fait que des chefs-d’œuvre, Paolo Conte quand elle se rêve star de cinéma italien, façon Silvana Mangano, et se retrouve dans un film porno-burlesque. Les boulots s’enchaînent avec la vitesse de la lumière, elle est la vendeuse ensorceleuse ou hautaine, la révoltée qui, en ayant plus qu’assez d’être maltraitée par son patron, l’insulte avec un vocabulaire de charretier, la femme de chambre d’un hôtel de luxe se battant avec le poids de l’énorme plateau du room-service. Elle s’active à toute vitesse, s’effondre de fatigue. Elle additionne les vies multiples, prend l’accent italien ou canadien. Comme le dit son personnage « personne n’est juste une femme de ménage, une petite vendeuse, une prostituée, on a tous une histoire » et nous pouvons tous trouver la vie qui nous convient. Tatiana Gousseff l’a trouvée sur scène avec ce soixante-cinquième boulot et elle y est éblouissante.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 13 décembre à La Flèche Théâtre, 77 rue de Charonne, 75011 Paris – les samedis à 17h – Réservations : 01 40 09 70 40 ou info@theatrelafleche.fr
Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.
Des remarques, des suggestions ? Contactez nous à culture@snes.edu