Liban, 2022. Un an avant, une énorme explosion dans le port de Beyrouth est venue ajouter une catastrophe de plus à ce pays. Une guerre civile qui date mais qui a laissé des traces encore palpables, un communautarisme exacerbé et paralysant la vie politique, des parties du territoire national aux mains de groupes armés formant un « État dans l’État », des crises économiques et financières à répétition et une corruption endémique… « Partir ou rester ? » n’est pas une question touristique mais existentielle au Liban.

Un homme se rend à Beyrouth pour y refaire son passeport. C’est un artiste ayant séjourné en France mais il est libanais et cela devrait être une simple formalité. La demande va se révéler un calvaire : une nuit, deux nuits, trois nuits debout dans le noir d’une capitale sans électricité, parmi des silhouettes balayées par les phares des voitures de la route toute proche – l’éclairage de la ville ressemble aux faisceaux lumineux des miradors d’un camp de prisonniers. Une file d’attente ? Une file d’espoir ou de désespoir. Attente le long d’un mur qui symbolise les blocages de la société libanaise tout en servant de support à une révolte anonyme qui s’écrit en cachette sur le béton : « Beyrouth nous appartient ! » Les Beyrouthins et Beyrouthines veulent y croire encore.

Que faire pour tuer le temps en attendant le saint ticket d’accès au service des passeports – bout de papier devenant planche de salut. Lire sans lumière ? Écouter une radio sans piles ? Comment raconter cette expérience entre Kafka et Sisyphe ? L’homme ne parvient pas à dire, ses mots deviennent des gesticulations désordonnées : en Méditerranée on parle « avec les mains » mais là, les mains bafouillent. Son amie et confidente Aïda raconte pour lui. Mais le corps trouve son langage propre, l’homme peut danser son histoire. Danser c’est aussi penser et panser… C’est aussi crier en silence.

« Il était important pour moi d’écrire un texte condensé, brut, factuel, qui n’évoque que par bribes la situation libanaise sans jamais quitter le double point de vue de « l’Homme qui danse » et de Aïda. Un texte aussi qui laisse place au silence et au corps empêché. Si « l’Homme qui danse » danse, c’est parce qu’il n’arrive pas à porter ce récit. Il l’a probablement fait à Aïda dans le cocon de leur amitié, mais il ne parvient pas à en faire un récit public. Car ce récit le ramène à ces nuits dehors debout, à un état du corps qui n’a pu s’exprimer lorsque ces nuits ont été vécues, et qui à présent – à présent que c’est passé, à présent que quelqu’un d’autre porte sa voix – ne peut faire autrement que prendre l’espace. » confie l’autrice et metteuse en scène Mona El Yafi dans ses intentions.

L’attente, la danse et le récit ont chacune et chacun leur temporalité. Elles se rencontrent sur le plateau comme dans un pays imaginaire où tout a son expression, peut exister autrement. Dès lors les choses se dénouent, deviennent fluides et poétiques. La danse de l’homme et le récit d’Aïda entrent en dialogue, se reflètent ou se complètent, se répondent chacun à sa façon. La danse accède à la parole et la narration entre dans la danse. Le spectacle traite d’un sujet grave mais avec quelque chose de l’enchantement ou d’un endansement.

La compagnie Diptyque Théâtre porte bien son nom, celui d’un tandem danse-théâtre qui atteint la perfection dans l’harmonie : les mouvements corporels acquièrent un phrasé, une diction et le récit fait danser les mots. On le doit à la performance chorégraphique de Nadim Bahsoum qui articule le contemporain et l’oriental et à la mise en scène d’une simplicité déroutante et « beyrouthante » de Mona El Yafi qui joue aussi Aïda. La musique de Najib El Yafi est importante puisque on y danse mais elle est aussi un personnage, celui de la trace et de l’atmosphère avec ses sons captés à Beyrouth-même. Il y a un quatrième personnage, le mur qui barre l’espace scénique en son centre. Il est immobile et muet mais il peut réserver quelques surprises quant à sa résistance.

Théâtre de dénonciation ou de réparation ? Y a-t-il meilleure réparation d’une souffrance due à une injustice que de la dénoncer ainsi que ses violences physiques ou symboliques ?

Une chose est sûre, Ma nuit à Beyrouth nous offre un magnifique théâtre politique de l’intime mêlant force et sensibilité, l’impression de rêver les yeux ouverts, d’aiguiser la conscience en douceur.

Jean-Pierre Haddad

Théâtre Benoît XII, 12 rue des Teinturiers, 84000 Avignon. Le jeudi 3 avril 2025.

Suite de la tournée : 30 avril à 20h30, Théâtre de la Maison du Peuple de Millau (12100); 6 mai à 20h, Salle Georges-Brassens à Lunel (34400) ; 12 mai à 20h, Théâtre de l’Odéon à Nîmes (30000).

Saison 25-26 en construction et déjà quelques dates : 12 septembre 2025, Cloître des Carmes à Avignon (84000) ; 18 Novembre 2025 au Théâtre Bernard Marie Koltès à Metz (57000) ; 23 janvier 2026 au Vivat à Armentières (59280) ; 13 février 2026 au Centre Culturel Jean-Houdremont à La Courneuve (93120).

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