Êtes-vous contre les discriminations sociales, racialistes, sexistes ou de genres ? Approuvez-vous leur dénonciation ? Êtes-vous d’accord avec le fait de parler librement de celles actuelles, de rappeler à la mémoire celles du passé, de montrer que les unes et les autres sont liées symboliquement ou dans l’inconscient collectif et qu’ensemble elles pèsent lourdement sur notre présent ? Pensez-vous qu’il serait bon de transformer les rapports sociaux afin que toutes ces injustices cessent de les gangrener ? Si vous répondez « oui » à ces questions alors vous risquez fort d’être taxé de « wokisme » avec tous les amalgames possibles allant de la « cancel culture » à « l’islamo-gauchisme ». Pourtant, vous ne serez que des humanistes, des gens épris de justice, au pire des « gens de gauche », quelle horreur !

La droitisation, moyenne ou extrême, des esprits est si forte en France aujourd’hui que l’on pourrait croire scandaleux, inacceptable voire antirépublicain de défendre les minorités discriminées au nom des droits humains et en conformité avec l’idéal progressiste de réduction des inégalités. Quelle inversion des valeurs ! Quelle perversion du politique ! Quel brouillage nauséeux de la pensée !

Mais quelle joie de combattre cette confusion malsaine qui profite à un néofascisme de plus en plus décomplexé en Europe, contaminant un arc politique assez large allant du centre à l’extrême-droite !    

Oui, LWA est un spectacle woke mais au vrai sens du mot, en un sens pouvant être dit «noble ». Cet opéra politique réveille ou éveille les consciences (celles endormies du moins) sur l’histoire esclavagiste et colonialiste de notre pays. Certes, nous sommes aussi « le pays des droits de l’homme » mais ils ont été trop souvent réservés aux « hommes blancs » voire aux « mâles blancs chrétiens et riches ». Sans entrer dans la réalité intersectionnelle des injustices passées ou présentes, il faut bien admettre que cette histoire peu glorieuse a été sous-tendue par un racialisme multiséculaire allant de la Traite des Noirs (XVIIe s.) à la ghettoïsation actuelle des banlieues.

Ce n’est pas la première fois que la Compagnie Mauvais Sang explore les mécanismes de domination par la peur, la norme ou la violence comme dans Change me (2019), En attendant les barbares (2021) ou Makandal (2021). LWA est un triptyque qui commence par l’évocation de la mort de Zied et Bouna en 2005 dans un transformateur EDF à Montfermeil du fait de la non-assistance des policiers qui les poursuivaient sans raison. Cet événement qui déclencha dans la France entière des émeutes, reviendra en boucle à la fin comme une histoire sombre qui n’en finit pas. Puis vient la question de l’esclavagisme dans les colonies avec la révolte de l’esclave noir Makandal, à Saint-Domingue au 18es. Il est toujours bon de rappeler que l’esclavage ne fut jamais consenti mais seulement forcé. Le troisième tableau fait place au colonialisme en Algérie. La scénographie confronte la parole d’une moudjahidate du FLN condamnée à mort pour terrorisme (comme le fut Djamila Boupacha) et les consultations de torturé.es par le médecin-psychiatre que fut Franz Fanon en poste à Blida-Joinville ; c’est toute la violence coloniale de l’État français qui remonte à la surface.  

Bien sûr, l’histoire réelle est toujours plus complexe que ce qu’un spectacle peut présenter selon ses choix et contraintes. Par exemple, il est exact que Victor Hugo comme tant d’autres personnalités de l’époque, a en effet légitimé la colonisation française. Dès lors, pourquoi ne pas le citer niant l’histoire des peuples d’Afrique et leur droit oral de propriété des terres ? Cela ne fait pas oublier son humanisme (trop abstrait sans doute) et permet surtout de montrer la permanence de certains thèmes colonialistes si on rapproche son discours de celui de Nicolas Sarkozy à Dakar en juillet 2007 déclarant sans honte que « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire » ! Il eut été plus juste de reconnaître comment la France avait fait effraction « à main armée » dans l’histoire multiséculaire de l’Afrique. Comme avec Victor Hugo pour son humanisme, la condamnation par Sarkozy de la traite négrière en tant que crime contre l’humanité dans le même discours, ne peut effacer l’insulte faite à la population de tout un continent. Réveiller des consciences endormies, cela requiert que la sonnerie du réveil soit un peu forte, voire dérangeante. Une fois éveillé, on peut rétablir la complexité des choses sans toutefois se laisser rendormir par un discours plus justificatif qu’explicatif qui affaiblirait l’indignation ou la révolte. Si la critique woke est une « déconstruction », c’est au vrai sens du concept forgé par Jacques Derrida : elle met au jour et questionne les présupposés sur lesquels reposent les schèmes d’une pensée que l’on croit à tort spontanée, évidente, originaire ou immuable. Si le post-colonisé colonise à son tour la culture et le débat, ce n’est pas pour répéter un geste primaire et binaire de domination mais pour s’arracher au poids du passé et ouvrir de nouvelles perspectives.

Le spectacle ne va pas jusque-là et s’en tient au réveil tonitruant des esprits. Camile Bernon et Simon Bourgade, metteuse et metteur en scène de LWA travaillent volontairement à articuler des morceaux d’histoire avec des éléments mythologiques pour créer les nouveaux récits d’une contre-culture postcoloniale et antiracialiste. En témoigne le titre étrange de ce spectacle : trois majuscules et un trait en travers comme un acronyme barré. Prononcé « LOA », LWA désigne un esprit de la religion vaudou pratiquée en secret par les esclaves noirs des plantations françaises des Antilles. Ces êtres surnaturels feraient le lien entre le grand Maitre de la nature et les humains en leur transmettant une énergie psycho-physique. Pour autant et afin de prendre une distance avec le culte lui-même, on barre le nom, ce qui permet de jouer sur une référence affirmée et distanciée à la fois. Cette réappropriation culturelle connote dans le spectacle l’esprit de révolte des opprimés et de toute victime du système colonial ou même du racialisme contemporain qui pollue encore certaines institutions républicaines comme par exemple, la Police Nationale – Rappelons que la grande époque de l’Empire Colonial Français (et raciste) fut paradoxalement la IIIe République !   

La mise en scène de LWA semble elle-même animée de l’énergie de ces Loas. Avec la collaboration artistique de Salomé Ayache (également comédienne), le duo Bernon-Bourgade réalise une scénographie riche et intelligente, combinant plateaux nus et décors réalistes ou allégoriques. À chaque évocation son espace et son ambiance avec des combinaisons de musiques et de lumières rythmées. Les jeunes comédiens de la troupe, Naïs El Fassi, Ahmed Hammadi Chassin, Bénédicte Mbemba, Souleymane Sylla et Jackee Toto déploient un dynamisme étonnant très possiblement corrélés à leurs vécus et révoltes. Leur marche de l’éveil qui semble définir l’ensemble du jeu est ponctuée par des monologues émouvants qui se dédoublent sur un large écran vidéo comme pour mettre en miroir le public et ces paroles tues autrefois, rendues inaudibles dans le brouhaha médiatique d’aujourd’hui.

Loin des jugements disqualifiant le réveil des mémoires, il faut aller entendre les appels des Loas. 

Jean-Pierre Haddad

Théâtre Paris-villette, 211 avenue Jean Jaurès 75019. Du 17 novembre au 3 décembre 2022. Horaires divers : détails, infos et réservations au 01 40 03 72 23 ou https://www.theatre-paris-villette.fr

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