Deux personnages excentriques, l’un sorte de clown non binaire, l’autre sorte de vamp, costumés en or et argent. Ils s’accusent mutuellement de ce que chacun ne veut pas être mais très vite il devient plus commode de se défouler sur un tiers absent. Ce sera une dénommée Louise qui, à les en croire, serait « folle ». Normal, le fou, la folle, c’est toujours l’autre absent encore mieux ! À ces deux « excentriques » – mais la folie n’est-elle pas un « décentrement » par rapport à une norme ou à soi ? – deux autres viennent s’ajouter, travestis et « excentrés ». Et ces deux-là en rajoutent sur la folie de Louise qui consisterait par exemple à « tout acheter », tout ce qu’elle voit, elle l’achète au Monoprix. Mais n’est-ce pas un comportement sinon normal du moins normé, non contraire au culte de la consommation qui caractérise notre société ? Un autre trait de sa folie serait d’être trop petite… L’excès, ce qui est hors norme, marquerait la disqualification sauf pour les dirigeants avides de pouvoir ou les riches de richesses… Un autre encore serait de « baiser tout le temps. » No comment ! Et si la stigmatisation de la folie était un aveu déguisé ? Déguisés ils le sont tous sur scène ! Ne refoule-t-on pas sa propre folie en la projetant sur autrui ? Pourquoi ? Peut-être parce que c’est la norme dite de raison qui est folle, étouffante et que donc nous en devenons tous fous, d’une folie qui comprends l’obsession à rester dans la norme ! Mais où est Louise ? Serait-elle un autre Godot ? L’absent qui travaille toutes les présences ?
Enfin Louise fait son apparition, sans excentricité ni dans le vêtement ni dans l’attitude, ni dans le propos qui est plus banal que fou. Est-ce bien elle qui est folle ? Ou les autres de cette autre ? ou l’époque ? ou les injonctions sociales ? A ces cinq personnages ressemblant à ceux d’un théâtre de marionnettes s’en ajoute un autre pas excentrique mais extravagant, un cafard géant. Il sort de sa boite et exécute des mouvements d’insecte repoussant. Ombre de Gregor Samsa ? Croiser Beckett avec Kafka, il fallait oser ! Le cafard de l’homme est un autre autre, une surface de projection des états dépressifs de l’humain. Pourquoi ne pas admettre que lorsque nous sommes déprimés, nous avons « l’humain » et non « le cafard » ? Cette blatte agile prendra plusieurs échelles physiques ou sémantiques et fixera sur « sa personne » les angoisses des personnages à propos de la réalité…
Louise, elle est folle est bien l’histoire d’un leurre, d’une façon de camoufler une certaine monstruosité sociale par la désignation d’une cible facile. La mise en scène que nous offre Esther Wahl de cette pièce de Leslie Kaplan parue en 2011, consiste à pousser le texte jusqu’à ses limites. Pour cela la metteuse en scène n’a fait qu’appliquer rigoureusement les nombreuses et précises didascalies de l’autrice en y ajoutant sa propre dramaturgie qui est celle d’un théâtre polymorphe. Le cube noir de la salle Messica des Déchargeurs devient une sorte de boite à musique ou à poupée. L’excentricité des personnages est codée jusque dans leurs moindres mouvements, comparables à ceux d’automates à ressorts. Pantomimes, dialogues mécaniques dépourvus de psychologie, cris, bruits de corps frappés à mains nues comme des tambourins, chorégraphies et gesticulations, fable ou performance circassienne, cette « folie de Louise » est un objet insolite, inventif et beau, prolixe et exubérant de significations.
Jeu : Carla Beccarelli, Tom Bérenger, Louise Herrero, Léo Hernandez, Clara Koskas, Angélique Nigris
Un théâtre polymorphe et réjouissant.
Jean-Pierre Haddad
Aux Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs 75001 Paris. Du 30 mars au 22 avril, du jeudi au samedi. Infos et réservations au 01 42 36 00 02 ou https://www.lesdechargeurs.fr
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