On se met « à la recherche de » quelqu’un quand il n’est plus là. Mais Jean Jaurès est mort depuis plus d’un siècle. On sait tous où, comment et pourquoi ! Tous ? Pas sûr, à chaque génération il faut renouveler les grands récits, dépoussiérer les grands mythes fondateurs et leurs figures tutélaires, faire connaître aux nouvelles classes d’âge « les grands hommes auxquels la Patrie est (paraît-il) reconnaissante » …

Jean Jaurès est devenu immortel le 31 juillet 1914 au Café du Croissant, rue Montmartre à Paris, par le geste criminel et lâche d’un fanatique qui portait trop bien son nom, Raoul Villain. Un de ces fous nationalistes et bellicistes que le fondateur du journal L’Humanité combattait avec pour seules armes ses discours, ses idéaux et ses valeurs humanistes et pacifistes. Mais il ne suffit pas d’être immortel, il faut encore se réincarner dans le présent et nous avons grand besoin de vigie de l’Intérêt Général en cette décennie macronienne bien entamée !

Looking For Jaurès se situe à mi-chemin de deux films également « à la recherche de ». Dans Looking For Richard (1996), Al Pacino partait à la recherche de Shakespeare entre la pièce Richard III et des interrogations sur la mise en scène. Le Looking for Jaurès de Patrick Bonnel et de Marie Sauvaneix co-auteurs la pièce, porte aussi sur comment mettre en scène un Jaurès à la fois si connu et si mal connu, comment raconter des idées. Leur solution est originale : en faire un personnage actif sous l’espèce d’un fantôme bienveillant qui vient visiter un comédien à la dérive en lui proposant de l’incarner, lui « le grand homme ». Solution à la Louis Jouvet pour qui l’acteur ne peut qu’habiter un personnage alors que le comédien est habité par lui. Le comédien au chômage est donc l’objet d’une salutaire visitation par un ange laïque, « et Jaurès vint à lui » pourrait-on dire. Dans Looking for Eric (2009), Ken Loach faisait se rencontrer un postier à la dérive et le King de Manchester, le joueur de foot Éric Cantona en qui le facteur mettait tout son espoir de salut. Dans Looking for Jaurès, Jean-Patrick, le comédien-personnage de la pièce, joué par le comédien-auteur, finira par se laisser gagner par le spectre de Jaurès et se retrouvera en se trouvant un beau rôle, une incarnation faite d’une authenticité vibrante.

Avant l’identification finale, le dialogue ne sera pas sans rudesse. Après tout, n’est-ce pas aux esprits de se justifier de revenir nous tourmenter pour leur donner un supplément non pas d’âme dont il ne manque pas, mais de vie ? Pour cela, les échanges jouent sur deux plans et deux temporalités : le contexte de Jaurès et le nôtre en croisant ou superposant les problématiques sociales, politiques ou internationales. Antisémitisme, bellicisme, autoritarisme, injustices envers les travailleurs et les peuples, tout est encore là sous nos yeux qui n’en reviennent pas, dans des formes nouvelles mais toujours aussi scandaleuses. De même qu’à la veille de la Grande Boucherie de 14 les bourgeoisies européennes se nourrissaient du nationalisme et de la guerre, de même le capitalisme actuel qui a largement contribué à la crise climatique continue à prospérer dessus. Et même si « Le capitalisme ne veut pas la catastrophe écologique, il est trop anarchique pour l’empêcher. » affirme Jean-Patrick-Jaurès.

Dans une mise en scène sobre mais très joueuse assurée par Marie Sauvaneix, cette recherche de Jaurès finit par le trouver au présent, notre époque ayant tant de mauvais échos avec celle d’il y a un siècle ! Si Jean Jaurès sauve enfin Jean-Patrick d’une misanthropie de réaction due au manque de considération de la société de rentabilité pour les intermittents du spectacle, c’est aussi que le grand homme a quitté son froid Panthéon pour donner une nouvelle chair à ses idées, pour raviver en lui et nous, le feu de la passion politique.

Plus que la chair, le spectacle vise des cervelles, celles de la jeunesse. Ce n’est pas un hasard si au lieu de finir sur l’horrible assassinat de 1914, le comédien devenu son personnage conclut les « retrouvailles » par le Discours à la Jeunesse prononcé à Albi en 1903, dans le lycée même que fréquenta le futur panthéonisé : « Dans notre France moderne, qu’est-ce donc que la République ? C’est un grand acte de confiance. Instituer la République, c’est proclamer que des millions d’hommes sauront tracer eux-mêmes la règle commune de leur action ; qu’ils sauront concilier la liberté et la loi, le mouvement et l’ordre ; qu’ils sauront se combattre sans se déchirer ; que leurs divisions n’iront pas jusqu’à une fureur chronique de guerre civile, et qu’ils ne chercheront jamais dans une dictature passagère une trêve funeste et un lâche repos. »

La voix à l’accent béarnais de ce pilier de notre modèle politique résonne dans la salle-caveau de l’Essaïon et c’est comme si un mort ressuscitait et demandait à remonter à la surface, à déboucher dans les rues de Paris au milieu d’un peuple qui n’en peu plus du mépris et de la confiscation du pouvoir.

Ce spectacle d’utilité publique est un vibrant « appel à la Jaurès d’aujourd’hui » !

Jean-Pierre Haddad

Théâtre Essaïon, 6 rue Pierre au lard, 75004 Paris. Du 23 janvier au 02 avril 2024, les lundis et mardis à 21h00. Relâche le 29 janvier. Information et réservations : 06 42 78 46 42 et https://www.essaion-theatre.com/spectacle/reservation/1050_looking-for-jaures.html

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