Dans le fond, Annie Ernaux poursuit de livre en livre une histoire intérieure du féminin singulier. Les récits sont toujours personnels mais leur portée universelle. D’un universel de genre ? Cette restriction n’est pas certaine et de fait la jalousie est une passion non binaire. Elle nait de la pensée (pas nécessaire qu’il y un acte) que l’aimé s’attache et se donne à un tiers qui va donc le posséder à notre place – Le scandale ! Une histoire de possession y compris au sens d’envoutement mais aussi d’atteinte à la propriété ! Dans la jalousie, on est en effet comme possédé par la pensée de ce tiers et de sa relation à notre aimé au moins autant que l’on voulait soi-même le posséder avant qu’il nous dépossède de nous-même par sa trahison. C’est cette occupation de soi par un autre, rival et haï que décrit le roman d’Ernaux paru en 2002, ici adapté et mis en scène par Pierre Pradinas. Une occupation toute mentale qui s’incruste dans les moindres connexions neuronales du jaloux ou de la jalouse et, bien sûr, de tous les instants. Son imagination colonisée se transforme en tortionnaire torturé. On ne veut pas y penser mais on ne pense qu’à cela. La personne aimée devient détestée tout en restant aimée. Les images d’une autre intimité amoureuse que la nôtre nous rongent. On voit l’ennemi partout et d’autant si l’on ne connaît pas son visage. La hantise de l’autre est le revers de la médaille de l’amour possessif : croyant posséder l’aimé, on se croit plein de cet amour, mais s’il se donne à autrui, le vide laissé est occupé par la jalousie. « Cette femme emplissait ma tête, ma poitrine et mon ventre. Elle m’accompagnait partout, me dictait mes émotions. »

Mais parlons d’une autre occupation, réjouissante celle-ci, celle de la grande scène du théâtre des Halles par une comédienne hors pair. Pour incarner un tel personnage et en faire passer le calvaire au public, il fallait une actrice possédant totalement son art. Romane Bohringer est formidable. En pleine maîtrise artistique, elle joue cette femme occupée d’une pensée unique à merveille. Immobile ou en mouvement, elle occupe le plateau et au-delà. L’incarnation se produit au sens fort. Romane donne chair, sensibilité et vitalité à la femme délaissée. On la sent toute occupée au dedans par ce qui en sort au dehors. Un jeu physique nerveux comme une explosion contenue et une diction précise et tranchante. Elle simule cette maladie de l’âme qu’est la jalousie avec un appétit de comédienne aussi grand que celui qui dévore son personnage ! Il faut dire qu’elle est accompagnée ou même doublée dans son jeu par les sons du musicien poly-instrumentiste Christophe « Disco » Mink. Par une partition de tous les instants, il nous fait entendre cette occupation intime dans toutes ses milles nuances et variations. La salle comble était à l’unisson de ce qui se passait sur scène, comme un seul grand corps, elle vibrait avec la musique, ressentait avec les images et les lumières et buvait avec délectation le texte d’Ernaux transfiguré par Romane. Une kyrielle d’émotions parcourait le public en miroir du personnage.

Un grand moment de théâtre dont la réussite est aussi celle de la mise en scène et de la scénographie. Merci et bravo à Pierre Pradinas, Orazio Trotta, et Simon Pradinas.

Un bravo tout spécial à Romane Bohringer qui sait si bien faire trembler les planches de notre théâtre intérieur !

Jean-Pierre Haddad

Avignon Off. Théâtre des Halles. Du 7 au 30 juillet 2022 à 14h. Relâche les mercredis 13, 20 et 27 juillet. Réservation  https://www.theatredeshalles.com/pieces/loccupation-2/

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