Quatre jeunes Athéniens, deux maîtres, Iphicrate et Euphrosine, et leurs deux esclaves, Arlequin et Cléanthis, échouent après un naufrage sur une île où les esclaves se sont libérés. Le magistrat de l’île, Trivelin, les contraint à échanger leurs rôles afin que les anciens maîtres prennent conscience des humiliations qu’ils infligeaient à leurs serviteurs et se corrigent. C’est seulement à ce prix qu’ils retrouveront leur liberté.

Cette courte comédie de 1725 est pour Marivaux un prétexte pour aborder, sous le couvert du monde inversé, des questions philosophiques, celle de l’injustice des rapports sociaux de son époque, où les rangs sont définis par la naissance et où la liberté des uns n’est possible que par la servitude des autres, mais aussi celle du respect de la personne humaine quel que soit son rang. Que se passe-t-il dans la pièce après l’inversion des rôles ? Dans un premier temps les esclaves se vengent en singeant leurs anciens maîtres. Ils n’hésitent pas à les rabaisser et à les tyranniser, tandis que ceux-ci n’ont d’autre alternative que de subir en se plaignant et en abandonnant un peu de leur dignité. Mais Marivaux n’est pas un révolutionnaire. Au final il opte pour la réconciliation, la fraternisation et la sororisation. Réussite de l’éducation, pas très démocratique (!) voulue par Trivelin ou résignation, la question reste ouverte.

Tout commence par un naufrage. Sur la petite scène du Lucernaire le metteur en scène Stephen Szekely le fait vivre. Des fumées évoquent la brume qui se lève. On entend le bruit des vagues, celui du bateau qui craque, des cris étouffés. Les quatre comédiens couchés à terre tentent de se lever, retombent comme bousculés par les vagues, bouche ouverte sur un cri de frayeur. Sitôt sauvés du naufrage, la comédie s’installe, Iphicrate retire de la bouche d’Arlequin le poisson qui s’y est installé. Les premiers mots de celui-ci sont pour se féliciter d’avoir sauvé l’eau de vie et ceux d’Iphicrate de lui ordonner de le porter. Trivelin (Laurent Cazanave en alternance avec Michaël Pothlichet) surgit comme un magicien, explique les règles de l’île et interrompt d’un geste toutes les tentatives de violence et de domination des anciens ou des nouveaux maîtres. Pas de vêtements de cour, des robes et des culottes simples, bleues pour les serviteurs et rouges pour les maîtres. Des clins d’œil pour sourire, comme le « On est là » chanté à contre-cœur par Iphicrate transformé en serviteur d’Arlequin, ou la séquence d’anthologie où les anciens serviteurs singent les règles du jeu de la séduction de leurs anciens maîtres. Mais aussi un éclairage juste sur la position de Marivaux qui n’est pas celle d’un révolutionnaire. Lorsque Iphicrate demande pardon à Arlequin de l’avoir maltraité et qu’ils se réconcilient ils échangent leur vêtement, mais seulement le haut car chacun retrouvera son rang une fois rentré à Athènes !

Après, tout est affaire de dialogues et chez Marivaux ils sont brillants ! Les quatre jeunes comédiens (Barthélémy Guillemard, Lucas Lecointe, Marie Lonjaret et Lyse Moyroud) les portent avec talent. L’interprétation des serviteurs est particulièrement vive et séduisante. Barthélémy Guillemard campe un Arlequin léger, insolent, leste à esquiver les coups et Lyse Moyroud une Cléanthis d’une ironie féroce sur les travers de sa maîtresse, clairvoyante sur ce que cache de vanité et de jalousie ses manières de coquette qu’elle imite à la perfection. Quand Arlequin pardonne vite, elle reste plus longtemps méfiante et révoltée.

Une mise en scène intelligente, fidèle à Marivaux, capable de faire réfléchir tout en faisant rire et qui trouve son écho aujourd’hui. Comment pouvons-nous accepter la conscience tranquille cette barbarie qu’est l’injustice des conditions et comment la détruire pour refonder un ordre plus juste où ce qui compte est la nature de l’homme et non sa position sociale ?

Micheline Rousselet

Jusqu’au 2 juin au Lucernaire, 53 rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris – du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 17h – Réservations : 01 45 44 57 34 ou www.lucernaire.fr

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