A l’aube des Lumières, avant même qu’on ait branché les sunlights de la Raison émancipatrice, Marivaux imagine une comédie où le propos subversif est si fort qu’il faut l’atténuer par une transposition temporelle et géographique. Nous sommes donc au large d’Athènes, démocratie partielle et esclavagiste, sur une île où des esclaves en fuite ont jadis fondé une République sans esclavage administrée désormais par leurs descendants. À la suite d’un naufrage, des nobles y échouent sans bagages mais avec serviteurs. Ils sont accueillis avec respect et fermeté par un représentant de cette République fictive mais vraiment libre, égalitaire et fraternelle. On leur annonce qu’ils vont être instruits à l’égalité politique et corrigés de leur barbarie de nobles par l’épreuve : obligation leur est faite de prendre la place de leurs domestiques qui deviendront leurs maîtres mais dans les règles du pays. Utopie politique à méditer…

Jusqu’ici tout va bien. Pas pour ces maîtres déstabilisés par l’inversion des rôles qu’on leur impose mais pour nous qui retrouvons avec jubilation la langue éclatante et la farce sociale de Marivaux.

Mais quoi, sommes-nous face à la scène ou côté coulisses ? Les acteurs de la pièce se mettent à faire des entrées comme s’ils sortaient de scène et se dépouillant de leurs rôles, ils deviennent des comédiens se disputant au sujet de l’autoritarisme de leur directeur de compagnie ou du retard de versement des salaires. Les compagnies de théâtre n’échappent pas aux conflits d’autorité ou d’argent qui émaillent nos existences sociales.

Le moyen technique de cette double scène est des plus élémentaire mais parfaitement efficace : une grande tenture tombante. C’est beau le théâtre dans la simplicité ! Alternativement donc, la scène devient coulisse et inversement sans que jamais le spectateur ne s’y perde puisque les personnages et le jeu diffèrent grandement. Chaque acteur quitte momentanément son personnage marivaudien pour en endosser un autre dessiné par Michael Stampe pour l’adaptation et Valérie Alane pour les textes. La voilà, la belle trouvaille de Christophe Lidon qui a osé cette mise en (double) scène : monter Marivaux en y ajoutant une mise en abîme ou « mise en coulisse » à la fois contemporaine et totalement dans l’esprit de Marivaux. En effet, dans ce va-et-vient sur une même scène entre la comédie et son adaptation, les comédiens changent de personnages et de rôles sous nos yeux. Quelle jonglerie et quelle réussite ! Audace et finesse. Retrouver les classiques est un bonheur, les faire dialoguer avec notre époque est une jubilation supplémentaire.

Sur ces « deux scènes en une » Valérie Alane, Thomas Cousseau, Arnaud Eloi, Morgane Lombard et Vincent Lorimy font preuve d’une belle et double énergie au service d’un jeu précis et juste. C’est un peu comme si le spectateur recevait un cadeau : deux pièces en une. Deux raisons d’aimer le théâtre : pour son attachement au grand répertoire d’hier et pour son courage dans l’invention. Une raison supplémentaire : certaines salles sont à elles seules des personnages aussi insolites qu’envoûtants, c’est le cas de La Condition des Soies en Avignon.

Allez-y les yeux fermés pour ne les rouvrir qu’à la magie du théâtre, une fois installés sur les gradins !

Jean-Pierre Haddad

Avignon Off – La Condition des Soies, 13 rue de la Croix. Du 7 au 29 juillet à 19h30. Relâche les 11, 18 et 25 juillet. Informations et réservations : 04 90 22 48 43 & https://www.vostickets.fr/Billet?ID=CONDITION_DES_SOIES&SPC=19783


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