Jouant de la polysémie de l’expression « lieux communs », Baptiste Amann, qui nous avait habitué.es à placer la lutte de ses personnages dans un lieu géographiquement bien défini, pour tenter de faire communauté, nous entraîne cette fois dans quatre lieux et s’intéresse à ces « lieux communs », ces jugements tout faits qui contribuent à diviser la société.

Quatre lieux donc : les coulisses d’un théâtre, la loge d’un studio de télévision, les sous-sols d’un commissariat, un atelier de restauration de tableaux. Le lien entre ces lieux va être un fait divers, un féminicide. Une metteuse en scène a choisi de présenter sur scène les poèmes écrits par un homme en détention depuis longtemps. Des groupes de féministes assiègent le théâtre car cet homme a été condamné pour féminicide et les acteurs eux-mêmes se déchirent sur l’opportunité de la représentation. Dans le commissariat se joue la scène des interrogatoires de l’accusé qui se trouve être noir et aurait assassiné la fille d’un homme politique d’extrême droite. L’enquête révèle qu’il aurait eu autrefois un lien avec un mouvement identitaire. Est-il innocent ou coupable et dans ce cas la victime aurait- elle été tuée pour des raisons politiques ? Le lien avec les deux autres lieux, le studio de télévision et l’atelier de restauration de tableaux, le spectateur les découvrira peu à peu comme dans un thriller.

Baptiste Amann sait nous inviter sur le terrain de la politique et des questions sociales à partir d’une fiction. C’est à une enquête qu’il nous convie, une enquête sur notre société, sa violence et surtout sur notre difficulté à mettre en cause ces grilles de lecture qui alimentent les fractures sociales. Il nous plonge dans la noirceur de la violence du sous-sol des commissariats puis nous faire rire avec les dérives pseudo-culturelles des media, passe du constat des fractures de nos sociétés à des lueurs d’espoir. Mêlant habilement les questions politiques et sociales aux relations personnelles, sans oublier l’art, il ne s’interdit aucun sujet et appuie le doigt là où cela fait mal : la fragilité de la vérité, la concurrence victimaire, la difficulté à accepter le point de vue de l’autre, la difficulté de la réparation.

Usant de l’ampleur du plateau du Théâtre de Montreuil et de la possibilité de placer des scènes sur deux niveaux, le metteur en scène juxtapose les quatre lieux, gardant ainsi la fluidité nécessaire à la complexité de l’enquête et aux allers et retours temporels sans avoir besoin de changement de décors. Un panneau lumineux suffit pour passer d’un lieu à un autre. De la musique souligne la violence ou assure des moments de respiration.

Baptiste Amann, parce qu’il donne une grande importance au texte et aux idées qu’il porte, a su s’entourer d’une troupe d’acteurs capables à la fois de dialoguer de façon réaliste et de se lancer dans des discours percutants. Océane Caïraty campe une émouvante Sarah, la metteuse en scène de cinéma déterminée, Charlotte Issaly la féministe excédée, Pascal Sangla le restaurateur qui à travers un tableau de Ilya Répine cherche la vérité du regard, Samuel Réhault le lieutenant de police brutal, Yohann Pisiou incarne Issa l’accusé du meurtre et Caroline Menon-Bertheux la metteuse en scène qui doute. C’est cette dernière qui, à la fin, semble se faire la voix de Baptiste Amann. Elle dit qu’elle s’était toujours interrogée sur ce que signifiait le « être ou ne pas être » d’Hamlet. Écoutant Emmanuel Macron, classant avec morgue les gens entre « ceux qui réussissent et ceux qui ne sont rien », elle avait eu l’idée qu’il fallait changer la distinction entre la vie et la mort, évoquée par Shakespeare, pour une distinction politique. Refuser d’accepter que le monde se divise entre « être ou n’être rien ».

Sans manichéisme, en laissant ouverte la question de la culpabilité d’Issa, en évoquant les dégâts causés par les jugements stéréotypés, Baptiste Amann nous laisse face à cette question essentielle : comment sortir de la guerre de tous contre tous et recoller les morceaux de notre société fragmentée ?
Micheline Rousselet

Jusqu’au 10 octobre au Théâtre Public de Montreuil, 10 Place Jean Jaurès, 93100 Montreuil – du lundi au vendredi à 20h, le samedi à 18h, relâche le dimanche et le lundi 30 septembre –
Réservations : 01 48 70 48 90 ou www.theatrepublicmontreuil.com 


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