
Ils sont deux, en jeans, tee-shirt, veston et baskets. Ils avancent du fond de scène vers le public. Le danseur et chorégraphe Martin Granperret et le comédien et metteur en scène Sébastien Nivault se présentent en pleine lumière : ils travaillent dans l’Action Culturelle. Oui, ça existe encore ! Ils commencent donc par expliquer ce qu’est ce dinosaure résilient. Travailler dans l’Action Culturelle aujourd’hui, c’est intervenir dans les « Quartiers » en contexte d’inégalités criantes aussi bien sociales qu’ethniques et territoriales. N’est-ce pas cela qui est héroïque ? Héroïsme sans mythologie, sans panache non plus mais d’une grande motivation.
Lycée Robert Doisneau à Corbeil-Essonnes, un groupe de jeunes gens en ARCU. Non il ne s’agit pas d’une formation artistique et culturelle mais d’un bac professionnel en Accueil-Relation clients et usagers. Concrètement, on y forme des hôtes ou hôtesses d’accueil ou encore des standardistes. Il fut un temps où l’on avait au moins l’honnêteté de reconnaître que nulle formation n’était nécessaire pour se faire exploiter dans une tâche aussi ingrate et que le boulot s’apprenait en trois jours d’immersion. Dans le fond, le seul intérêt de cette formation est de laisser un peu de temps aux jeunes gens pour découvrir autre chose que l’ambiance du hall d’accueil qui les attend et l’indifférence polie des clients et usagers (dans le meilleur des cas). Durant cette déformation en vue de leur employabilité future, ils ou elles rencontreront par exemple un prof de lettres comme Monsieur Pétania qui leur proposera un atelier théâtre et danse. Une incitation quelque peu contraignante de l’administration parviendra à lever les réticences des élèves déjà repérés pour leur absentéisme ou leur manque « d’implication ». C’est ainsi que Patrick, 17 ans, né en France de parents venant du Burkina Faso et qui ne s’intéresse qu’à la boxe, se retrouve à devoir danser et jouer sur le thème « Vous êtes un super héros, quel pouvoir choisissez-vous et qu’en faites-vous ? »
La boxe et la danse ont en commun le mouvement, jeux de jambes, lancers de bras mais passer du ring au parquet n’est pas une mince affaire pour un jeune qui préfère cogner que montrer ; la pudeur se cache derrière la force, la vérité derrière la virilité. Entre les poings et les mots, le rapprochement est plus risqué : la percussion des premiers semble être inversement proportionnel à la formulation des seconds. Heureusement, il y a Elvis et son « Tu ne marcheras jamais seul »… Le danseur et le comédien accompagnent, instaurent la confiance et autorisent la vulnérabilité. Il y a aussi cette fille du RER dont Patrick tombe amoureux, à chaque trajet un peu plus. Mais « on ne badine pas avec l’amour »… Dans un atelier artistique de ce genre, si les intervenants ne sont pas capables de faire feu de bois, d’un bois livré avec son écorce, la flambée ne prend pas. Martin et Sébastien qui ont vécu ce qu’ils nous montrent, ne lâchent rien et font tout pour amener Patrick au lâcher-prise à partir duquel le jeu et l’interprétation, en un mot le moment artistique, deviennent possibles. Et puis il y a l’âge de Patrick, 17 ans. Il s’agit d’un âge charnière surinvesti, point culminant de l’adolescence mais aussi moment d’angoisse à l’idée de devoir assumer une majorité désirée mais redoutée. Depuis Rimbaud, on sait pourtant qu’« on n’est pas sérieux quand on a 17 ans » mais « le courage, ça s’apprend à 17 ans » chantait Claude François ! Patrick, lui, traversera l’épreuve de l’expression et de l’affirmation de soi en surprenant ses maîtres. Il parviendra à faire que le théâtre encore une fois rivalise de vérité avec la réalité… Les ateliers artistiques font gagner des trophées essentiels s’ils sont menés avec engagement et passion.
Ce qu’il y a de remarquable dans la proposition croisée de Grandperret et Nivault est que chacun, à tour de rôle, joue Patrick face au chorégraphe ou au metteur en scène. Dans le hors champ de l’atelier, ils redeviennent les deux complices de leur aventure professionnelle, de leur pari insensé et infiniment justifié, humainement gagnant. Les spécialités artistiques des deux aventuriers du socio-culturel s’échangent et doublent l’espace scénique, autant parquet que plateau. On parlera bien sûr de performance : entre un banc et un coffre à roulettes, Sébastien et Martin en réalisent une sacrée ! Elle est portée par la profondeur de champ que leur expérience donne à cette pièce autobiographique faisant passer du documentaire au spectaculaire. Comment ne pas saluer le travail d’Emmanuel Vérité, metteur en scène si bien nommé! La Nébuleuse de Septembre nous offre une nuit étoilée de Janvier.
Le super exercice héroïque s’accomplit devant nous.
Jean-Pierre Haddad
Théâtre Dunois, 7 rue Louise Weiss, 75013 Paris. Du 23 janvier au 1er février 2025, les jeudis à 19h., les vendredis à 20h ; et les samedis à 18h. Informations et réservations : https://www.theatredunois.org/
En tournée : du 11 au 13 mars 2025 au Bateau feu – Dunkerque (59) ; le 26 mars 2025 au Théâtre Saint-Louis – Cholet (59) ; le 10 mai 2025 à La Ferme, Salle Gérard Philippe – Boussy-Saint-Antoine (91) ; le 28 juin 2025 à l’Espace Culturel La Tréfilerie – La Couronne, Angoulême (16).
Une version hors-les-murs du spectacle sera proposée aux établissements scolaires et de l’enseignement supérieur dans le cadre du Pass Culture.
Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.
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