Après un long travail d’observation et de rencontre, l’écrivain Guillaume Poix et la metteuse en scène Lorraine de Sagazan proposent un spectacle grave et poignant sur les tribunaux de « comparution immédiate ».

La procédure de comparution immédiate, autrefois nommée procédure de flagrant délit, à laquelle Raymond Depardon avait consacré un documentaire glaçant en 1994 (Délits flagrants), est une procédure pénale simplifiée et expéditive permettant de juger l’auteur d’un délit dès sa sortie de garde à vue. Les prévenus sont presque tous des hommes issus des couches les plus défavorisées, la comparution dure une vingtaine de minutes, et aboutit presque toujours à une peine de prison ferme immédiatement exécutoire. Cette procédure exceptionnelle, considérée comme anticonstitutionnelle dans plusieurs pays d’Europe, s’est silencieusement généralisée, jusqu’à devenir le premier pourvoyeur d’incarcération en France, où la surpopulation carcérale est un problème bien connu.

La seule justification de cette procédure est la conviction bien pesée du procureur que le prévenu doit être incarcéré d’urgence, en raison du risque d’une récidive grave : conjoint violent qui met sa compagne en danger, chauffard invétéré, individu responsable de multiples agressions, etc. Le tribunal prend à peine une décision, puisque la procédure est faite pour répondre à la nécessité d’une incarcération. Cependant, la généralisation de cette justice expéditive, et l’absence de précautions juridiques, conduisent à un grave dévoiement, qui remet en cause l’idée de justice.

Le spectacle expose cet intolérable dévoiement. Il présente trois cas, où l’injustice de la procédure est si flagrante qu’elle suscite immédiatement incrédulité (mais ces cas sont inspirés de faits tristement réels), indignation, et compassion. Les prévenus, deux hommes et une femme, appartenant aux classes les plus défavorisés (l’un d’eux est SDF), des êtres humains empêchés et qui présentent manifestement des troubles psychiques, sont condamnés à des peines de prison ferme pour des actes insignifiants (six mois fermes pour avoir roulé 300 mètres à trente à l’heure dans une allée privée sur la moto d’un ami, sans casque ni permis), qui n’ont fait aucune victime. Le procureur invoque sans cesse la menace pour la société que représenterait la violence des prévenus, mais cette violence paraît inexistante ou purement verbale. La vraie violence réside dans l’asymétrie entre les prévenus, incapables de s’exprimer de manière cohérente dans le respect des formes juridiques, et la présidente du tribunal, qui ne cesse de les morigéner et ne s’interdit aucun commentaire sarcastique ou insultant. Cette justice de classe est d’une indécence insupportable. Les magistrats sont certainement surchargés de travail, mais ils ont une fonction noble à remplir, et ce à quoi on assiste est ignoble.

Le spectacle s’inscrit clairement dans la remise en cause, renouvelée par le récent livre de Geoffroy de Lagasnerie (Par-delà le principe de répression), du principe de pénalité. Il le fait avec les moyens propres du théâtre, très différents de ceux du cinéma de fiction (Anatomie d’une chute de J. Triet, Anatomy of a Murder, de Preminger) ou du documentaire (Depardon). Tout en bénéficiant de l’attrait des représentations de procès, il met en œuvre une forme théâtrale très marquée, à l’opposé du réalisme documentaire. Un procès a une dimension théâtrale, le théâtre est donc un médium approprié à sa représentation. La scénographie compose un espace clos par de lourdes tentures terracota et un tulle froncé au plafond. Dans ce décor, qui signifie la majesté des vieilles institutions, en même temps qu’il évoque un chapiteau de cirque, chaque cas est traité dans le temps réel du jugement, la mise en scène mobilise les masques, le travail des postures, l’image (très bien utilisée, car n’envahissant pas la scène), la polyphonie, et va jusqu’à introduire un cheval déambulant librement sur le plateau : un être naturel hétérogène au sens de ce qui se joue, et qui par-là même en exhibe l’absurdité apparente et la signification sociale. De même, un personnage jamais masqué, acteur amateur passé par ces tribunaux, intervient par moments à titre de témoin et expose les enjeux juridiques et économiques de la procédure et des prisons. Les comédiens sont plus qu’excellents : ils sont vrais. Mention spéciale à Mathieu Perotto, qui joue le « SDF » avec une humanité bouleversante. Le texte est très précis et incisif.

On a donc affaire à un théâtre hybride, qui fait flèche de tout bois et repose sur une longue tradition allant de Meyerhold (les masques, les postures) à Castellucci en passant par Grüber (les longues pauses, les mannequins). L’enjeu est de rendre présente une réalité par des procédés formels irréalistes. Il est remporté haut la main, comme en témoigne la longue pause sur quoi se termine le spectacle : comédiens et spectateurs se regardent en silence, et là se réalise une des vocations du théâtre, qui est de former une communauté d’attention autour d’un problème essentiel. C’est du théâtre puissant, grave et poignant. Aller voir ce spectacle est presque une obligation civique.

Pierre Lauret

Du 2 au 23 mai, Théâtre de l’Odéon-Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès Paris 17ème. Du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h. Relâches les lundis et les dimanches 11 et 18 mai. Le spectacle affiche complet, mais des places se libèrent chaque soir. Se rendre sur place deux heures avant le spectacle pour s’inscrire sur la liste d’attente. Série de débats autour de « Questions de justice » du 10 au 17 mai, programme sur le site du Théâtre de l’Odéon.

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