
Indéniablement, L’Étranger de Camus est un roman d’homme au sens du genre. Pas sexiste, quoique le voisin de Meursault, Raymond Syntès, soit proxénète et violent avec les femmes ; pas sexiste mais genré et très « mâle ». Il se pourrait même que l’absurde camusien ne puisse s’appliquer qu’à un homme. Connaît-on beaucoup de romancières de l’absurde ? L’absurde serait-il un affect masculin ? Frappant des hommes en panne d’idéal ? À moins que l’absurde soit l’autre face de l’idéalisme…
Dans le roman, Meursault, l’homme étranger à l’humain, a cependant une liaison avec une ancienne collègue rencontrée sur la plage le lendemain de l’enterrement de sa mère. Marie devint le soir-même sa maîtresse mais la relation amoureuse semble être à sens unique. On connaît la suite, le meurtre de « l’Arabe » sur la plage par Meursault, l’arrestation, le procès, la condamnation, l’exécution. Une suite vécue par Meursault avec une grande indifférence à son sort. L’absurde du roman est entièrement contenu dans son rapport au monde ; sa perception est absurde comme s’il peignait son vécu de la couleur du non-sens.
C’est sans doute de là qu’est partie la réinvention de l’histoire par Jean-Baptiste Barbuscia. L’auteur et metteur en scène reprend le livre de Camus en en faisant l’histoire de Marie Cardona. De fait, cette femme qui aime un homme devenu assassin peut offrir un regard très différent sur le personnage.
On ne peut s’empêcher de penser au livre de l’écrivain Kamel Daoud qui dans Meursault, contre-enquête (2013) reprenait l’histoire de Meursault mais à partir du point du vue du frère de « l’Arabe » tué sur la plage… Pourquoi ne pas contre-enquêter de nouveau sur ce meurtrier sans mobile, sur cet amant sans amour, sur cet homme sans humanité, mais cette fois à partir du regard féminin ? On pourrait imaginer une histoire où Marie se servirait de son amour pour enquêter sur l’étrangeté de Meursault afin de percer le mystère de sa perception absurde du monde.
Ce n’est pas l’option de Jean-Baptiste Barbuscia. S’étant très librement inspiré du livre de Camus, il le met en abîme pour en faire l’histoire d’une transmission inversée entre un professeur de littérature et une étudiante assidue mais frustrée par l’enseignement trop conventionnel de son prof. La jeune femme amène le docteur en littérature à se défaire de sa lecture de L’étranger et à en inventer avec elle une autre qui, centrée sur Marie, retournerait l’absurde en passion, rencontre et partage. Le projet voire la projection de la jeune femme vont loin puisqu’elle invente une fin de l’histoire où Marie serait porteuse du salut de Meursault, de quelque chose qui en dépit de sa mise à mort, le ramènerait, à titre posthume, dans la communauté des humains… Le roman de Camus est donc revisité mais aussi retourné, relu dans un autre ordre et au final l’étrangère qu’est possiblement l’étudiante se révèle étrangère à l’absurde camusien, étrangère à L’Étranger.
Sur scène on assiste à un duo gentiment conflictuel et sacrément dynamique. Dans une scénographie dynamique et un jeu sur le ton de la comédie psychologique, Marion Bajot interprète une étudiante passionnée, prénommée Marie. Son prénom la prédestine à une identification intermittente et aléatoire avec la Marie du roman. Sébastien Lebert alterne entre le personnage du prof et tous ceux masculins de l’histoire à l’exception de Meursault totalement « absenté » du jeu physique, l’auteur lui accordant cependant quelques paroles en off. Si Jean-Baptiste Barbuscia semble fasciné par le personnage de Camus c’est en creux, comme on peut l’être par le négatif d’une photographie argentique. Jeune lycéen, c’est sa prof de français qui l’ouvrit à la littérature avec L’Étranger. Dans le fond, l’intrigue déplace progressivement l’enjeu : plus que l’absurde métaphysique de Meursault, c’est celui social d’un enseignement souvent figé qui est visé, assez justement dénoncé comme manquant du désir d’apprendre et/ou de transmettre.
Les scolaires, nombreux ce jour-là dans la salle, étaient eux aussi mais pour d’autres raisons, largement étrangers à L’Étranger. Ils le seront moins désormais, grâce au théâtre !
Jean-Pierre Haddad
Théâtre du Balcon, 38 rue Guillaume Puy, 84000 Avignon. Du 29 mars au 6 avril 2025.
Festival d’Avignon OFF du 5 au 26 juillet à 13h30 – Relâche les jeudis.
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