Il y a dans la vie des moments qui comptent plus que d’autres et même des moments qui deviennent des points de bascule. Cet été des charognes est initiatique, il y aura eu un avant et il aura un après. Pour les enfants ou les adolescents, ces moments se situent très souvent durant l’été, temps de vacance que l’on parte ou pas en vacances. Dans le vide de la vacance, dans ce temps de liberté rimant avec oisiveté, dans le relâchement de la discipline des corps et des désirs, la jeunesse s’ouvre à des découvertes et transformations morales et/ou physiques. C’est le cas du personnage dépeint par Simon Johannin dans L’été des charognes, roman paru en 2017 qui contribua à le révéler, jusque-là connu comme poète.

Mais pourquoi « les charognes » ?  Quelles charognes ? De quoi « charogne » est-il le nom ? Tout commence par le récit de la lapidation du chien de la voisine, le narrateur se vengeant du meurtre de son chat. « Un bruit d’os mouillés flottait ». Les humains sont souvent chiens et chats entre eux mais dans l’univers du récit, c’est « à chacun sa charogne ». Il faudra encore affronter la belle pourriture de l’été durant de longues semaines : « Et le ciel regardait la carcasse superbe / Comme une fleur s’épanouir » (Baudelaire, Une charogne). Il faudra occuper d’autres temps morts, d’autres journées puant la lente décomposition de l’enfance. Il faudra accueillir la sensualité des températures élevées, se débrouiller avec le premier amour. Il faudra concevoir avec Jonas, les bêtises à venir pour tuer le temps dégoulinant de l’été, affronter ceux qui ne supportent pas qu’on soit pote avec Habib… Le soleil de plomb de l’été répand une lourde lumière noire dans les terrains vagues de la France semi-urbaine. Et pourtant, dans la cruauté de l’été, la beauté peut surgir, transpirer des plis d’une vie grouillante qui ressemble à un animal familier encore un peu sauvage et qu’il faut domestiquer sans fin. « L’été des charognes » devient une question existentielle tourmentée : que faire de notre viande livrée à la contingence comme un enfant au vide de l’été, comment faire pour lui donner l’allure d’une existence humaine?

Pour Margot Châron qui a adapté et remarquablement mis en scène le roman, le livre de Johannin est un « Conte moderne qui nous raconte le vivant, dans sa chair suintante comme dans sa décomposition respirante ». Comment rendre cette prose poétique lumineuse et sombre sur une scène ? Le parti-pris a été celui d’un plateau abstrait comme dessiné sur plan et pourtant allégorique : une étendue verte légèrement pentue figure les près et la ruralité environnante, une fine bande d’aluminium en bordure suffit à refléter un ruisseau, conception et construction du dispositif scénique par Eric Minette ; néons de nuit au sol et projecteurs pour la lumière zénithale, création lumière de Christophe Schaeffer  ; des sons qui ressemblent à des bruits qui seraient la musique des lieux, création sonore de Frédéric Malle. Cela suffirait déjà à créer le cadre d’un récit joué qui porte temps, lieux et actions du spectacle dans une langue imagée, fulgurante, flamboyante, entre bravade et confidence. La scénographie va plus loin en transcendant le plateau par un objet insolite, accessoire imposant et léger, plus grand que le comédien seul en scène : un touret métallique détourné de son chantier. Trophée de décharge publique que les enfants livrés à eux-mêmes tout un été, aiment explorer, cette grande roue servant à enrouler les câbles devient le compagnon de jeu du personnage-narrateur. Leur amitié se noue dans la confrontation physique, ludique et acrobatique. Le comédien Bertrand Cauchois aidé du conseil d’Aviva Rose-Williams pour les acrobaties, donne corps et paroles à cet été prégnant et incertain. Il joue avec le touret comme avec le destin. Il finit par apprivoiser ce gros animal de métal. Magie de l’art entre scène et cirque, l’objet roulant prend vie, occupe l’espace d’un présence énigmatique et amicale. Sa taille en impose mais les grands vides entre ses rayons le rendent pénétrable, manipulable ; il se laisse habiter, traverser, surmonter avec docilité. À la fin, une ouverture du récit surgira de l’objet devenu bienveillant.

Cofondée par Margot Châron au Mans en 2009, la Compagnie à Trois Branches en ajoute une belle à son arbre de théâtre. Il faut voir et vivre L’été des charognes comme un désir acharné, un moment charnière charnellement charpenté.

Jean-Pierre Haddad

Les Quinconces, Scène Nationale Le Mans, rue des Jacobins 72100 Le Mans. Le 1er décembre 2022. Reprise à venir en Bretagne et Loire Atlantique dans des exploitations agricoles. Le samedi 16 septembre 2023 à l’Écomusée du Perche de Saint-Cyr-la-Rosière 61379, pour les Journées du Patrimoine. Site de la compagnie : https://compagnieatroisbranches.fr/portfolio-item/lete-des-charognes/

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