C’est lors du confinement que l’idée de se plonger dans ce texte dense et foisonnant de Peter Weiss a pris corps dans l’esprit de Sylvain Creuzevault. Avec les grèves contre les réformes gouvernementales, puis l’invasion de l’Ukraine, le metteur en scène et sa compagnie ont découvert de plus en plus de miroirs dans ce livre qui renvoie aux situations présentes et à la grande question du moment. Pourquoi les forces de gauche n’arrivent-elles pas à s’unir pour contenir la montée du fascisme ?

Le livre raconte les défaites du mouvement ouvrier, entre 1937 et 1947, à travers le parcours d’un jeune ouvrier allemand communiste et de ses camarades, de Berlin à la guerre d’Espagne avec les brigades internationales, puis en France où il rencontre des membres de l’Orchestre Rouge, en Suède où il croise Bertold Brecht avant de revenir en Allemagne. Dans cette épopée la résistance au fascisme se mêle aux convulsions de l’histoire – guerre d’Espagne, montée du nazisme dans la plupart des pays européens, extermination des Juifs dans les pays conquis – et aux souffrances et à la solitude de ceux qui, ayant choisi le camp communiste, se retrouvent désorientés face à la bureaucratie du parti, aux procès de Moscou et au Pacte germano-soviétique et obligés d’accepter les crimes du stalinisme au nom de la défense nécessaire du « pays de la révolution prolétarienne ». L’originalité du livre de Peter Weiss est la place qu’il donne à l’art. Le narrateur et ses amis plongent dans les œuvres comme s’ils dressaient une histoire de l’art du point de vue de la lutte des classes. Ces jeunes gens issus de milieux où on ne possède pas d’œuvres d’art ni de bagage intellectuel vont tenter de construire leurs outils pour les lire. Pour Peter Weiss, et pour Sylvain Creuzevault, le salut viendra de l’action politique mais celle-ci a besoin de l’art. C’est à partir d’œuvres comme par exemples la gigantomachie de la frise de l’autel du Pergamon, le massacre des innocents de Brueghel l’Ancien, Guernica de Picasso ou le tres de mayo de Goya que le narrateur et ses camarades apprennent à juger les événement effroyables dont ils sont les témoins. L’œuvre est projetée sur le mur du fond de scène et le narrateur ou un de ses camarades l’analyse. C’est d’ailleurs sur ces petites formes que Sylvain Creuzevault a commencé à travailler le spectacle en décembre 2021 avec le groupe 47 de l’École du Théâtre National de Strasbourg.

Étrangement ce spectacle qui dure cinq heures et demi ne lasse jamais grâce à l’élan et au rythme qu’impulse le metteur en scène. Il y utilise avec une maestria éblouissante toutes sortes de formes théâtrales, théâtre documentaire, respect de l’esprit du texte dont des paragraphes apparaissent écrits sur un tulle sombre, aucun abus de vidéo, trop souvent à la mode aujourd’hui, utilisation subtile de la lumière – quasi-obscurité pour les moments tragiques en Espagne par exemple – et du son (lied, chants d’oiseaux et cris d’écoliers comme un espoir naissant au milieu de tant de drames). Dans ce texte qui pourrait paraître aride et tragique, Sylvain Creuzevault réussit à introduire des moments d’humour, un rap des prolétaires, la présence d’une Édith Piaf, d’une Joséphine Baker pour le passage en France, sans oublier un Maurice Chevalier chantant Dans la vie faut pas s’en faire au moment où tout va mal. Et il nous évite le spectacle des exécutions, les personnages déposant au sol la planche à leur nom avant de se fondre dans la nuit.

Pour jouer cette foule de personnages, Sylvain Creuzevault a choisi 17 acteurs, quatre de sa compagnie (Valérie Dréville, Vladislav Galard, Arthur Igual et Frédéric Noailles), les treize autres sont des jeunes issus du groupe 47 de l’École du TNS, parmi lesquels Gabriel Dahmani (le narrateur), Charlotte Issaly, Lucie Rouxel ou Juliette Bialek mais tous mériteraient d’être nommés.

Un spectacle brillant et salutaire à voir absolument. Le coup de cœur de l’année.

Micheline Rousselet

Spectacle vu à la MC 93 de Bobigny – Tournée à suivre*

Bienvenue sur le blog Culture du SNES-FSU.

Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.

Des remarques, des suggestions ? Contactez nous à culture@snes.edu