Comment donner la parole à une humanité bafouée, humiliée ? Les témoignages des camps nazis peuvent-ils passer à la scène ? Claude Viala, fondatrice de la compagnie Aberratio Mentalis, nous donne une réponse infiniment juste et extrêmement forte dans la reprise de sa mise en scène de L’espèce humaine créée en 2006. Assistée de Lorédana Chaillot, elle donne un second souffle à la scénographie de Loïc Loeiz Hamon (disparu en 2012).

Sur la scène du Théâtre de l’Opprimé, une table, des chaises et un piano. Les murs en pierre et le toit en chapiteau offrant un décor analogique à un baraquement de détention. Nous entrons, sur le plateau cinq hommes semblent discuter du texte d’Antelme, un livre, des papiers, une cafetière et des verres au milieu d’eux. Soudain, l’un d’eux se met à lire à haute voix comme pour nous introduire à l’épaisseur de l’œuvre de douleur et de réparation rescapé de Buchenwald et Dachau. Puis, ils se lèvent tous et le passage miraculeux du travail à la table au jeu de plateau se produit sous nos yeux. La performance advient. To perform en anglais, c’est avant tout « réaliser ». Non pas reproduire – vacuité et vanité de l’imitation – mais rendre réel, faire exister quelque chose selon ses modalités propres, ici celles du théâtre. À aucun moment le jeu de Geoffroy Barbier, Thierry Vérin, Christian Roux, Hervé Laudière et Rafaël Périchon qui n’ont pas de noms de personnages, ne sera un simple jeu de comédiens. Plutôt l’incarnation collective d’un texte fait pour être entendu, pour résonner dans une enceinte pleine d’oreilles humaines. Il s’agit de s’adresser à l’indéracinable humanité qui est en nous et dont Antelme et ses camarades résistants ont fait l’expérience par sa tentative de négation. Une humanité qui les faisait tenir au jour le jour en dépit de tout : « Le règne de l’homme agissant et signifiant ne cesse pas. Les SS ne peuvent pas muter notre espèce. Ils sont eux-mêmes enfermés dans la même espèce et dans la même histoire.» (L’espèce humaine, 1947). On notera qu’Antelme ne commettait pas l’erreur d’exclure les SS de l’humanité car il voyait et savait ce que toute exclusion de l’autre homme comporte de barbarie.

Toute la puissance et l’intelligence de ce long poème héroïque se réalisent sur la scène. Il n’y a pas seulement spectacle mais partage. Ni représentation, ni jeu mimétique. Nulle scène de reconstitution que d’aucuns s’empresseraient de juger « insupportable » en oubliant ce que nombre de nos frères et sœurs humain.es ont réellement supporté jusqu’à devoir vivre leur mort ou, pour quelques-uns, connaître la délivrance. En vérité, le seul personnage sur scène est la parole d’Antelme, donc l’espèce humaine elle-même. Cette parole-personnage prenant masque de théâtre est en écho à une parole qui jadis précéda le livre. Lors de son retour en France, Antelme parla sans discontinuer durant les deux jours que dura le trajet en voiture. Très affaibli, il pouvait craindre que son témoignage ne meure avec lui. Et puis, il fallait libérer les mots. Cette mémoire parlée s’incarne donc sur scène en cinq corps pleins de vigueur. Verbe lucide et précis jaillissant de la catastrophe et de l’horreur. Pourquoi cinq? « Cinq têtes par colonnes » nous rapporte Antelme. Dans leur folie criminelle, les nazis avaient l’obsession de l’ordre et de l’efficacité : compter par cinq, c’est facile et rapide. Par moment, l’un des cinq (Christian Roux ou Vincent Martin, en alternance) sort de la composition et interprète le récit au piano, musique aux couleurs expressionnistes avec les dissonances qui s’imposent et ses accents déchirants comme l’étaient le froid, la faim, les coups. À d’autres moments, le groupe se disloque puis se reforme selon une géométrie variable qui fait entendre sa polyphonie avec force et dignité y compris pour dire par le détail comment les gardes tentaient de briser l’humanité en chacun.

Temps suspendu au récit, récit hors-temps du camp. Chant de souffrance et d’espérance devenant espace et volume. Nous sommes face à la vérité de la chose sans qu’il y ait eu besoin de simuler, montrer, figurer et donc trahir cette chose peut-être irreprésentable mais dicible. Les mots clairs, sonores et précis nous atteignent avec la tension qu’il faut, sans pathos. Ils martèlent le vécu des détenus comme on forgerait une survie d’airain. À la fin, le bruit de la libération se fait entendre au loin, toujours en mots. Cinq corps d’hommes s’adressent à l’humain en tous et nos corps à nous, spectateurs de l’invisible, participent à un moment de tragédie et de grâce.

« Il ne faut pas mourir, c’est ici l’objectif véritable de la bataille.» se disaient Antelme et d’autres avec lui. Il ne faut pas oublier. Merci à Claude Viala et à sa compagnie de permettre à l’art vivant du théâtre de participer avec audace à la bataille de la mémoire et de la pensée.

Jean-Pierre Haddad

Théâtre de l’Opprimé, 78 rue du Charolais, 75012 Paris. Du 5 au 16 janvier 2022. Du mercredi au samedi à 20h30, le dimanche à 17h. Réservation en ligne : theatredelopprime.mapado.com

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