L’historien Laurent Joly a retrouvé aux Archives un ensemble de lettres écrites entre mars 1941 et 1942 par des personnes juives demandant au gouvernement de Vichy une prise en compte bienveillante de leur situation, après la promulgation du « Statut des Juifs » en octobre 1940, puis la création du Commissariat Général aux Questions Juives en mars 1941, et la série des ordonnances les excluant de toute possibilité de vie normale. En 1943, les lettres se tarissent : de nombreux Juifs ont déjà disparu, et ceux qui restent ont compris qu’ils n’avaient rien à attendre du gouvernement de Vichy et que la discrétion était la meilleure politique.

Jérôme Prieur a réalisé en 2022 un film documentaire pour France TV en collaboration avec Laurent Joly à partir de ce matériau exceptionnel. C’est au tour du théâtre de s’en emparer, et c’est l’occasion de prendre conscience de tout ce qu’apporte sa puissance d’incarnation.

Le Birgit Ensemble, la jeune et talentueuse compagnie de Julie Bertin et Jade Herbulot, a sélectionné six lettres, dont chacune est à la fois représentative et singulière, ce qui les unit étant la violence des mesures de Vichy, dont l’étau se resserre inexorablement sur les vies juives. Quatre comédiens – Salomé Ayache, Marie Bunel, Pascal Cesari, Gilles Privat, tous remarquables – les incarnent avec une sobriété et une détermination émouvantes, dans un dispositif bifrontal. Le texte des lettres est poignant : chacun essaie de faire valoir la singularité de son cas et de rappeler ses mérites, sans réaliser qu’il s’adresse soit à des antisémites fanatiques qui ne veulent que se débarrasser des Juifs par n’importe quel moyen, soit à Pétain, chef inaccessible, mi-baderne mi-idole, qui de toute façon n’a aucunement l’intention de faire quoi que ce soit pour les Juifs, français, étrangers, apatrides ou martiens. Les réponses de l’administration sont implacables et glaçantes. C’est un malentendu tragique.

La mise en scène porte une attention toute particulière à la matérialité des lettres – leur écriture soignée, leur souci de l’orthographe et de la correction. Elle convoque sur scène de vieux objets – table où l’on mangeait en famille, placard, valises, uniforme d’ancien combattant – qui à la fois donnent une présence très concrète à ces vies disparues, et sont comme les maigres reliques que des fantômes, dont l’existence pleine de trous ne peut qu’être devinée à travers leurs suppliques, ont léguées à notre mémoire. Des rappels historiques précisent sans lourdeur le contexte historique : le Statut des Juifs, le Commissariat Général aux Questions Juives, les ordonnances qui se succèdent, toujours de pire en pire, la spoliation des biens juifs. Pédagogiquement, le spectacle est impeccable, et paraît très approprié à un public scolaire. Quant à la falsification historique zemmourienne d’un Pétain sauveur des Juifs français (merci pour les autres, quelle ignominie si on y songe !), elle est mise en pièces : toutes les lettres sont adressées au gouvernement français, qui ne fait aucune différence entre un Juif et un autre.

Dans cette mise en scène intelligente, on se passerait de quelques afféteries chorégraphiques, qui ne sont que de petites « idées » de théâtre inadaptées à la gravité et à l’ampleur du propos. Ce qui fonctionnait très bien dans une mise en scène de Jon Fosse par Chéreau paraît ici déplacé. Mais ce ne sont que détails véniels dans un spectacle instructif, délicat et profondément émouvant, déchirant même.

Pierre Lauret

Du 1er au 17 décembre 2023 au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, 59 boulevard Jules Guesde, 93200 Saint-Denis. Du lundi au vendredi à 20h00, samedi à 18h00, dimanche à 15h30. Relâche le mardi. Durée : 2h00. Réservations : reservation@theatregerardphilipe.com ; ou 01 48 13 70 00


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