Dans ces nuits finement éclairées par Christelle Toussine, il n’y a pas que des nuits. C’est qu’une nuit peut se dérouler en plein jour comme la rencontre d’un père inconnu au parloir d’une prison de la Gestapo ou comme la découverte que son enfant est atteint d’une leucémie. Chaque nuit a sa musique et ses voix qui résonnent sur le plateau. Chaque nuit est faite de paroles qui tentent de dissiper la nuit ou de la prolonger. Nuit à veiller à ce que la guerre n’entre pas en soi alors qu’elle est là tout autour. Nuit de rencontres d’inconnus avec qui il semble qu’on avait rendez-vous dans ce bar d’hôtel à l’autre bout du monde. Nuit sombre ou nuit étoilée comme une rencontre amoureuse.

On dit que « la nuit tous les chats sont gris », soit, mais c’est oublier qu’il y a mille et une nuances de gris. Ces variations nocturnes sont décrites dans Les sept nuits de la reine, livre de Christiane Singer (1943-2007) qu’Evelyne Pelletier a finement adapté. Elle en a gardé l’essentiel des scintillements et des éblouissements. Elle est aussi la comédienne de ce seule en scène dont les monologues sont peuplés de vies qui tournoient dans l’espace de la représentation, au rythme de sa parole. Chacune des sept nuits est scéniquement introduite par le noir d’une nuit-plateau et la lumière se fait de nouveau sur de légères modifications de costume, élégance et polychromie des chaussures ou de nouveaux accessoires comme ces ballons symbolisant les deux femmes de qui la narratrice a « tout appris », une cuisinière et une lingère. Au bout d’une diagonale, une fenêtre ouvre sur l’âme du personnage, images poétiques d’une discrète projection vidéo. « La vie est allée si vite. » En fin de spectacle, le personnage entrera dans le faisceau lumineux et son ombre projetée fera à son tour image, trace, intériorité nocturne du vécu. 

Sont-ce les rêves de ces nuits qui font de nous des reines ou des rois ? Non, c’est « d’aimer et d’être aimé ». Royauté sans lignage ni privilèges. Intronisation hasardeuse mais décisive qui nous fait entrer dans le règne invisible d’une humanité intersubjective faite de liens tissés de fils ténus et fragiles. Plus Livia raconte ses nuits et plus nous nous sentons nous aussi appelés à entrer dans son royaume de nuits éclairées éclairantes.

L’adaptation, la mise en scène et le jeu d’Evelyne Pelletier n’ont cependant rien de sombre, par la grâce de son interprétation, elle illumine chacun de ces sept récits. La lumière jaillit de sa diction parfaite, une clarté rayonnante se fait sur son visage souriant ou grave, dans ses yeux sa parole brille de mille éclats, intonations, fluctuations affectives. Le corps humain est une formidable interface entre le monde et nous, nous et les autres. Le corps-acteur de la comédienne devient le véhicule nous transportant d’une nuit à l’autre, en un geste d’offrande qui nous emplit de beauté.    

La symbolique du chiffre sept est polysémique et multiculturelle. Christiane Singer qui nourrissait une aspiration au spirituel, y a mis une valeur singulière. Pour elle « la nuit » est une métaphore de la force invisible qui parvient à unifier en nous la multitude d’instants en lesquels la vie est éclatée, diffractée, disséminée comme une force de liaison au monde, aux autres et à nous-mêmes.

Son propre parcours de vie fut très composite. Un père juif et une mère chrétienne, tous deux originaires d’Autriche-Hongrie, cet empire éclaté en une myriade de nationalités et de langues. Née à Marseille, elle fut enseignante à Bâle après ses études à Aix et se fixa à côté de Vienne au château de Rastenberg en épousant le comte Georg von Thum-Valsassina. Là, elle eut l’intuition que « la force invisible » n’était pas ailleurs que dans notre corps vivant et sensible, affecté et affectant, un corps désirant dont notre âme est l’idée si on le dit en termes spinozistes. D’où sa pratique de la Leibtherapie (« thérapie corporelle »), inventée par un disciple de Jung et visant à « toucher l’âme par le corps »…

« J’ose toucher à la lisière de la forêt » dit Livia. Les sept nuits de la reine ont donc une bordure, un débouché sur une clairière. Un spectacle à voir et à vivre. 

Jean-Pierre Haddad

Théâtre de l’Épée de bois, Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ-de-Manœuvre 75012 Paris.

Du 24 novembre au 04 décembre 2022, du jeudi au samedi à 21h, le samedi et le dimanche à 16h30. Infos et réservations 01 48 08 39 74 ou https://www.epeedebois.com/un-spectacle/les-7-nuits-de-la-reine/


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