On connaît l’art de Joël Pommerat pour déjouer le merveilleux dans les contes, comme il l’a fait dans Cendrillon ou Le Petit Chaperon Rouge. Cette fois c’est le surnaturel, le magique, qui va permettre à deux amies de se libérer du quotidien où les enferment les adultes.
Au départ deux petites silhouettes, comme venues d’un univers lointain, s’avancent vers les spectateurs dans le noir, tandis qu’une voix off parlent de mondes où « ce que nous appelons le temps, les distances, l’ombre et le silence n’auraient aucune signification ». D’une boîte sort une voix, celle d’une femme condamnée, comme son compagnon resté à l’extérieur, pour une faute impardonnable : s’aimer. De cet univers onirique et inquiétant, on sort brutalement après un « noir plateau », comme les affectionne le metteur en scène, pour se trouver devant une scène de harcèlement scolaire avec une harceleuse, Marjorie, incontrôlable face à un conseiller principal d’éducation, dont les menaces n’ont aucun effet sur elle. Un lien va pourtant se créer entre elle et sa victime Jade, une amitié à la vie à la mort comme il s’en crée parfois entre adolescentes.
Joël Pommerat, comme il le dit, aime « parcourir l’univers de l’enfance ». Il le fait ici avec ces deux amies qui feront tout pour ne pas être séparées. Mais comme toujours chez Joël Pommerat il ne faut pas se laisser leurrer par la banalité et le réalisme des situations, cette chambre de jeune adolescente avec sa peluche d’ours, vite remplacée par le tigre que lui offre Marjorie, ce goût des secrets partagés, ces parents que l’on ne voit jamais, mais dont la voix résonne lourde d’injonctions « il faut dormir, ton amie doit partir, ce n’est pas une fille pour toi ». Si le réalisme est là avec les peurs enfantines, le béguin pour le jeune chanteur à la mode, les parent dont on pense qu’ils ne sont pas nos vrais parents, l’auteur s’en écarte sans cesse plongeant dans le surnaturel et le fantastique, avec ces parents qui deviennent la nuit des êtres maléfiques, ce puits auquel on confie son désir et duquel nul ne doit s’approcher, sous peine d’empêcher la réalisation du désir, ou cette boîte où une jeune amoureuse attend cent ans (tiens voilà La belle au bois dormant) son amoureux. Pourtant on est loin du conte de Perrault, les deux amoureux ont été condamnés parce qu’ils s’aimaient, alors que dans leur univers l’amour est interdit, et tandis qu’elle reste éternellement jeune, lui est condamné à être véritablement humain, à vieillir et à mourir.
La mise en scène de Joël Pommerat va jouer avec l’intelligence du spectateur. Comme le Petit Poucet il sème des indices. L’amitié des deux amies les rend fusionnelles, chacune aimerait être l’autre si elle n’était pas elle. Quand dans un moment de crise, Jade téléphone à Marjorie, c’est sur son propre numéro et sa voix dans le répondeur qu’elle tombe. Les deux jeunes comédiennes Coraline Kerléo et Marie Malaquias ont l’élan, l’engagement d’adolescentes qui ne reculent pas devant la désobéissance et la transgression pour s’émanciper. Eric Feldman incarne de nombreux personnages, l’amoureux, le vieillard, le CPE, l’infirmier. Tous sont formidables.
En dehors de la chambre d’adolescente de Jade, les créations vidéos virtuoses de Renaud Rubiano et les lumières et la scénographie d’Eric Soyer font naître un univers en clair obscur où les peurs et les cauchemars se déploient dans des espaces noirs quasi-vides. Dans le noir, les lignes mouvantes, les diagonales, les figures géométriques deviennent inquiétantes, le spectateur perd un peu ses repères et parfois ne sait plus s’il est devant un corps réel ou devant un hologramme.
Intelligent, intrigant, étrange, vertigineux, les mots manquent pour qualifier ce magnifique travail de Joël Pommerat.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 24 janvier au Théâtre Nanterre-Amandiers, 7 avenue Pablo Picasso, 92000 Nanterre – du lundi au vendredi à 19h30, (18h30 pendant les vacances scolaires), samedi 18h30, dimanche 15h30 – Réservations : 01 46 14 70 00 ou nanterre-amandiers.com – Tournée : 11 au 15 février L’Azimut à Châtenay- Malabry, 19 et 20 février L’Agora à Evry, 4 et 5 mars Espaces Pluriels à Pau, 24 et 25 mars Maison de la Culture de Bourges, 8 et 9 avril Le Canal à Redon, 29 et 30 avril Maison de la Culture Amiens, 5 et 6 mai Les Salins à Martigues, 20 au 22 mai Le Bateau Feu Dunkerque, 3 au 18 juin TNS Strasbourg
Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.
Des remarques, des suggestions ? Contactez nous à culture@snes.edu