Imaginez qu’on abandonne un groupe d’individus sur une île déserte d’à peine 1 km2, battue par les vents avec des vivres pour quinze jours seulement. Combien de temps peuvent-ils tenir et comment ? Non, ce n’est pas un jeu de télé-réalité d’une grande chaîne privée ; dans ce cas, tout serait factice et truqué, commercial ! Ce dont on parle ici est un fait historique bien établi par moult archives et vestiges archéologiques. Une sombre page d’un sombre chapitre de l’histoire la France coloniale et esclavagiste.
Le 17 novembre 1760, L’Utile, navire de la Compagnie des Indes quitte le port de Bayonne pour Les Îles de France, territoires ultra-marins annexés par la couronne royale dans l’Océan Indien au large de l’actuelle Madagascar. L’Utile y fait escale pour se ravitailler mais le capitaine veut s’enrichir personnellement en achetant des esclaves malgaches qu’il revendra plus loin. En mer entre le capitaine et le pilote, un conflit éclate sur la route à suivre, chacun disposant de ses propres cartes. Le capitaine impose bien sûr son choix et le navire s’échoue sur un récif de corail à quelques encablures d’une île inhospitalière… Le capitaine meurt, les hommes d’équipage survivants gagnent l’île en chaloupe. Et les esclaves enfermés dans les cales ? Abandonnés à leur sort. Beaucoup meurent mais un certain nombre d’entre eux, libérés par les vagues qui brisent le bateau en deux parviennent à rejoindre l’île à la nage. Sauvés mais toujours ségrégués par les blancs qui, disposant des vivres, les laissent sans secours. D’ailleurs, les marins quittent l’île deux mois après sur une embarcation de fortune construite avec les restes du navire échoué. Ils laissent sur l’île soixante esclaves avec ce qu’ils ne peuvent embarquer. Le second leur fait la promesse de venir les chercher mais nous savons bien ce que valent les promesses des forts aux faibles…
Quinze ans plus tard, les survivants de ces esclaves libres mais prisonniers de l’Océan, sont repérés par un bateau. Quelques mois après, le 29 novembre 1776, un navire commandé par le Chevalier de Tromelin viendra les sauver. L’île qui aurait pu s’appeler « la Survivante » ou « la Persévérante » sera baptisée l’Île Tromelin. Sept femmes et un bébé de huit mois débarquent à la Réunion alors île Bourbon, et refusent de retourner à Madagascar, c’est-à-dire en esclavage. Les rescapées sont affranchies et baptisées, le bébé reçoit évidemment le nom de Moïse et toutes les femmes entrent au service du gouverneur… Max Guérout, l’archéologue des fonds marins, a fait deux campagnes de fouilles sur l’île où la France a installé en 1954 une station météo et construit une piste d’atterrissage. Les malgaches abandonnés ont véritablement reconstitué une microsociété avec habitat, outils et sans doute rites sociaux. De nombreux vestiges ont été mis au jour.
Édifiante histoire ! Comment rendre tout cela sur une scène de théâtre ? Puisqu’il ne reste de cette histoire que des papiers (documents) et des objets (retrouvés dans les fouilles), autant la raconter dans un théâtre d’objets et de papier ! Telle est l’idée géniale du Collectif Konsl’Diz, association active depuis 1997 qui œuvre à la promotion du conte traditionnel à contenus pédagogiques et éducatifs. Les navires en papier, ça fait beaucoup d’effets en ombres chinoises. De même une tempête peut se produire aisément sur une mini-scène avec du son, des lumières et des ombres de vagues devenant gigantesques sur un support de projection suffisamment éloigné de la source lumineuse et des découpes en papier. De la narration bien sûr, mais aussi du jeu en manipulant des objets ou des effigies de capitaine ou de ministre… Du sable étalé sur une table fera l’affaire pour figurer l’île. Et les personnages, marins et esclaves ? L’astuce est remarquable et tellement efficace qu’il faut la dire au risque de divulgâcher légèrement la surprise : des carrés de sucre blancs pour les premiers et des carrés de sucre bruns pour les seconds ! C’est d’autant plus signifiant que l’économie sucrière des îles de France était la principale forme d’exploitation de la main d’œuvre esclave et le moyen d’enrichissement des colons. Entre tout cela et le reste, plein de trouvailles et d’effets spectaculaires. Le théâtre d’objet et de papier de Fred Lavial et Delphine Thouilleux qui ont assuré ensemble le jeu, l’écriture, la mise en scène et la scénographie, accompagnés de Magali Burdin pour la création lumière, est du bien beau théâtre. Mobiliser à ce point nos imaginaires avec si peu de moyens mais beaucoup d’intelligence, c’est un peu comme dans la théorie du chaos : à petites causes grands effets ; sauf que la cause éthique et politique est ici immense ! Sans oublier la vocation pédagogique et l’efficace sur des enfants de ce grand petit théâtre… « Qu’on se le dise ! »
Mille bravos !
Jean-Pierre Haddad
Avignon Off – Théâtre Au bout là-bas, 23 rue Noël Biret. Du 7 au 29 juillet 2023 à 11h40.
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