Sur le vaste plateau du Théâtre Ouvert, une maison elle aussi ouverte mais peu accueillante. À peine une habitation,  tout juste ce qui en tient lieu. Sam y revient pour retrouver sa sœur Mélisande qui l’occupe toujours ou la hante. Non loin, le chantier de construction d’une autoroute et un campement écolo d’activistes. Sam est accompagnée de son mari et de leur fille. Le domaine familial est sous la double pression des travaux et des zadistes, la relation entre les deux sœurs est tendue. Dans ce monde en chamboulement, monde au bord de la catastrophe, leur désaccord symbolise l’opposition entre une alternative rêvée et des solutions pragmatiques. Autour d’elles, les autres personnages alimentent un débat ténébreux allant de la pandémie à la crise climatique, en passant par l’aliénation du virtuel. Les jours sont incertains, flous, confus alors que les nuits seraient grosses d’un avenir possible, d’un lendemain autre. Cependant, « Les nuits sont enceintes mais nul ne connaît le jour qui naîtra » selon le proverbe turc auquel la pièce emprunte partiellement son titre. Serions-nous à la veille d’un grand effondrement ou sur le point d’accoucher d’un monde meilleur ? Tel est l’enjeu de la pièce mais l’angoisse et la dissolution générale minent les personnages et leurs rapports.

Sur scène, la structure-maison va s’effondrer et laisser place à une structure-ruine– saluons au passage l’intelligence scénographique de cette structure modulable à vue. Chantier et campement l’emportent dans la symbolique du construit et sur le terrain. Ce qui reste de la maison semble signifier que nous n’habiterons plus jamais le monde sereinement. Le poison de la ruine, les ferments de la catastrophe gagnent l’esprit du théâtre lui-même et Lou, la fille de Sam costumée en fée, se demande sans y croire si elle ne devrait pas s’inscrire à un cours d’art dramatique ; comme si le théâtre pouvait sauver le monde alors qu’il le reflète.

Au bout d’un certain temps, la déprime s’installe et malgré quelques rires, l’accablement gagne la salle. Est-ce un effet voulu du spectacle ? Quelques personnes partent comme on quitte le navire. Pourtant la pièce veut alerter face au collapse qui nous menace, crise écologique et ravages du capitalisme. Comment se fait-il qu’elle devienne un symptôme de l’impuissance ? On pourrait presque la voir comme un flashback post-effondrement : tels nous étions avant, à ne rien faire pour éviter la catastrophe qui venait.   

Dans un article de 1955 de la revue Théâtre Populaire intitulé Mère Courage aveugle, Roland Barthes (1915-1980) analyse la distanciation brechtienne à l’œuvre dans la pièce du célèbre dramaturge allemand, Mère Courage. À quelle condition le théâtre peut-il être politique ? L’essayiste et sémiologue répond que la pièce ne doit pas remplacer le jugement politique car cela reviendrait à « empoisser » le spectateur. Il faut « que l’évidence de la proposition naisse, non d’un prêche ou d’une argumentation, mais de l’acte théâtral lui-même ». Bien que courageuse, la mère de la pièce de Brecht est aveugle au sens où elle ne voit pas ce que la pièce dénonce, elle subit la guerre sans comprendre que son malheur vient d’elle et non d’une fatalité obscure. Qui le voit alors ? Le public et par effet de distanciation ! Barthes forge une formule qui en résume le principe : « la scène raconte, la salle juge ». En effet, si la pièce nous dit ce que nous devons penser, si elle ne nous offre pas la possibilité d’une distance sans laquelle aucun jugement autonome ne peut se produire, elle rate son effet.

C’est dire qu’une pièce doit donner à penser ou à juger mais surtout pas le faire à notre place car elle risque alors non seulement de mettre en échec sa visée politique mais aussi de ne livrer qu’un théâtre affadi. Dans sa définition même et son étymologie : « lieu que l’on regarde » en grec, le théâtre inclut le spectateur, l’art dramatique n’existe pas sans le rapport vivant à un public à qui il présente des effets de réalité afin qu’il puisse en ressentir le sens, la vérité et en juger. Un théâtre qui penserait à notre place ou nous commanderait de penser, serait aliénant et lui-même aliéné ; comme le sont certains chroniqueurs de grands médias qui distillent à longueur d’antenne l’idéologie dominante sans s’en apercevoir et en se livrant à une vile séduction.  

A plusieurs reprises, dans ces nuits enceintes, la mise en scène situe les comédiens dans la salle ou les fait parler depuis les gradins du public. Ce procédé bien connu peut paraître sympathique. Est-il toujours justifié ou usé à bon escient ? La scène finale, par exemple, est un échange entre Lou et un zadiste dans lequel les deux personnages érigent un tombeau utopique de mots enfin morts. Lou est alors dans les gradins du haut et le zadiste sur le plateau, si bien que tout le public est pris dans leur échange, embarqué dans leurs paroles et leur jeu. N’est-il pas vain de déclarer morts des mots quand les choses éventuellement nuisibles qu’ils désignent perdurent ? Cette naïveté peut heurter un public forcé de participer à cette mise à mort futile. En procédant ainsi, on ne lui laisse plus d’espace pour ressentir et juger dans la distance ; il est presque sommé de s’identifier avec le texte – le voudrait-il qu’il ne voudrait pas y être contraint. La volonté d’abolir tout écart entre scène et salle est pour Barthes une erreur eu égard au projet d’un théâtre politique : « Il est donc capital que ce théâtre ne compromette jamais complètement le spectateur dans le spectacle (…) le spectateur doit s’identifier partiellement (…) », condition nécessaire pour éviter l’« empoissement ». Il est notable que la scénographie a voulu que l’ambiance nocturne de la pièce soit par sa création lumière sombre, en continuité avec le noir de la salle. Guillaume Béguin, auteur et metteur en scène de la pièce a certainement les meilleures intentions morales et artistiques du monde et on peut volontiers souscrire à sa volonté d’alerter mais n’est-il pas allé trop loin dans le désir de ne faire qu’un avec le public ? Les nuits enceintes est une pièce solastalgique, portant l’angoisse de la crise écologique. Soit, mais sa mise en scène fusionnelle ne comporte-t-elle pas un risque de fausse couche alors même que notre époque exige réflexions et actions sur un lendemain qui a déjà commencé ?

A vous d’en juger.

Jean-Pierre Haddad

Théâtre Ouvert, 159 avenue Gambetta, 75020 Paris – Jusqu’au 17 décembre. Lundi, mardi, mercredi à 19h30. Jeudi, vendredi à 20h30, samedi 10 décembre à 18h. Infos et réservations 01 42 55 55 50 ou https://theatre-ouvert.mapado.com/

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