Dans les Lettres persanes (1721), Montesquieu se faisait persan pour interroger la société d’Ancien Régime. Procédé qui depuis a été érigé en méthode anthropologique, celle du décentrement. Mais les persans ne sont plus exotiques. Sous le règne de la mondialisation reste-t-il un petit coin de planète duquel nous pourrions nous regarder de l’extérieur ? L’imagination pallie la géographie  et Julien Guyomard auteur, metteur en scène et fondateur avec Bruno Wacrenier de la Compagnie Scena Nostra n’en manque pas ! La pièce porte en sous-titre Comédie post-apocalyptique et c’est déjà donner le ton de cette satire socio-politique voire civilisationnelle que de voir l’apocalypse comme le lieu d’une possible comédie. Encore plus d’audace : dans Les Méritants, Guyomard se fait Zombie pour mettre en crise un pilier idéologique (déjà assez abîmé) de notre société : la méritocratie.

Le plateau est une sorte de camp retranché où les survivants d’une catastrophe – l’apocalypse véritable viendra plus tard – tentent de se protéger d’une invasion fort probable par des « sous-vivants » autant dire des déjà-morts-mais-pas-encore-complètement, dans le langage contemporain, des zombies. La menace est grande puisqu’un zombie est une sorte d’anthropophage raffiné qui préfère la chair vive à la viande déjà morte ! La panique s’empare du petit groupe d’humains réchappé du « renversement » ou catastrophe qui a donné aux morts (encore vivants) un avantage numérique décisif sur les vivants (presque morts). Ce qui est bien mort c’est en tout cas l’ordre social de la démocratie méritocratique… Les survivants ne marchent plus dans la combine « si tu veux tu peux » ou plutôt ils marchent trop bien et ne veulent plus ! Ils veulent cependant la démocratie mais d’un autre genre, plus démocratique que méritocratique, le partage total du pouvoir sans élite méritante. Cette grande farce politique ne manque pas d’humour et de dérision car ce sont les zombies qui, ne s’avérant pas si dangereux que cela voire plutôt dociles, qui vont assurer la relève méritomaniaque. Du coup, le petit groupe humain se trouve fort aise d’avoir une armée de réserve acceptant volontairement la servitude du travail au profit du bonheur de quelques-uns qui ne font plus rien mais qui sont censés le mériter pour ce qu’ils auraient fait « avant » – Et on ne peut pas vérifier ! De toute façon un autre effondrement guette quand le zombie Clairvius arrive par son mérite au sommet de la direction de ce nouvel ordre social si ressemblant au précédent – sans doute a-t-il vu clair dans le petit jeu consistant à participer à la course au mérite. L’ironie de la pièce de Julien Guyomard est ravageuse, elle pousse la logique du mérite à son paradoxe pour en révéler l’hypocrisie : la méritocratie démocratique se veut universelle, tous ont droit au mérite, mais que se passe-t-il quand les exclus (car il y en a bel et bien) deviennent méritants ? Ce n’est pas sans nous rappeler le problème que rencontrent certains diplômés aux noms maghrébins quand ils postulent à des offres d’emplois qu’ils méritent pourtant pleinement… C’est alors que se produit l’ « apocalypse » dont l’étymologie est « révélation ». Le sens politique de la pièce se révèle dans la contradiction fondamentale : une société de classe ou structurée par une division sociale reposant sur la condition, peut-elle vraiment être méritocratique ou récompenser la volonté ? Il y a bien quelques transclasses… Miroir aux alouettes ! Imaginons un mérite vraiment universel ne reposant que sur la valeur de l’action, il ne faudrait alors surtout pas en faire un critère d’entrée dans une élite ou classe dirigeante. Le mérite peut s’avérer l’ennemi du droit voire de l’utilité collective. La compétition individualiste ne mine-t-elle pas la concorde sociale ? Tout membre de la société n’a-t-il pas droit à une place permettant d’œuvrer à son bonheur ? Que faire alors des « paresseux » ? Peut-être les inviter à organiser la paresse collective, le repos et le loisir de tous ! « Écrire sur le mérite, c’est une manière de questionner un système de dominance et d’inégalités croissantes. Mais c’est aussi une remise en question de notre propre statut social. » dit justement Julien Guyomard. Si la société façonne ses membres plus que la génétique, il n’est pas possible d’imaginer les caractères et tendances des individus d’un monde encore à venir. On peut juste tenter de l’inventer.

Ces Méritants ont au moins le grand mérite de donner à penser, de nous secouer et pousser avec humour à nous questionner ! Le mérite revient à l’auteur et metteur en scène mais, au théâtre on fait rarement tout seul. Mérite partagé donc avec Damien Houssier et Elodie Vom Hofe pour leur collaboration dramaturgique. Autre mérite encore, celui des indispensables et talentueux comédiens : Xavier Berlioz, Julien Cigana, Sol Espeche, Magaly Godenaire, Damien Houssier, Renaud Triffault, Elodie Vom Hofe occupent avec vivacité, implication et efficacité le plateau de la salle Coppi de La Tempête transformé en chantier politique.

Pas besoin de le mériter pour y aller !

Jean-Pierre Haddad

Théâtre de La Tempête, La Cartoucherie, 4 Route du Champ de Manœuvre, Paris 75012. Du 22 septembre au 22 octobre 2023, du mardi au samedi à 20H30, le dimanche à 16H30.   

Tournée : 30 novembre 2023 / Théâtre Roger Barat – Herblay ; 7 décembre 2023 / Espace Marcel Carné – St Michel sur Orge ; 15 mars 2024 / Montigny les Cormeilles ; 4 avril 2024 / Le Nouveau Relax – Chaumont

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