Qu’est-ce que c’est ? Où sommes-nous ? Que se passe-t-il sur scène ? C’est du cabaret donc du théâtre, mais de carton. Plus que jamais, nous sommes au « théâtre », au sens grec de theatron, « lieu où on regarde ». Si je ne regarde pas, ne fixe pas le plateau et son défilé de cartons, je n’ai plus accès au spectacle qui est lu autant que vu ; d’ailleurs comme au cabaret, la salle reste éclairée pour mieux voir et lire. Sur scène, un gros monsieur en complet trois pièces vert anglais est assis, il ne cesse de se déplacer sur place à patins, en avion, en bateau, à dos d’âne, à moto… Il vit une épopée moderne où défilent les contrées, faite d’évènements aussi banals que fous, triviaux qu’insolites.

« Les gros patinent bien » qui pourrait s’appeler « Les maigres courent beaucoup » tant son titre paraît tiré au sort comme ceux de certains tableaux de Magritte est un spectacle assez surréaliste, tout en contrastes et paradoxes. Deux acteurs sur scène, un gros et un maigre, l’un assis sur un tabouret ad vitam aeternam, l’autre, à peine vêtu d’un maillot de bain, s’agitant perpétuellement autour de lui en manipulant des cartons de toutes tailles, les uns portant des noms d’objets, d’autres étant découpés en formes de choses ou encore servant d’éléments de costumes, devenant ainsi des cartons animés presque des cartoons ! Autre contraste, le gros parle avec un fort accent chantant et le maigre reste muet, en gros du moins. Que dit-il ? On ne sait pas vraiment car il parle une langue imaginaire, sorte d’espéranto à forte dominante british que nous avons l’impression de comprendre parfaitement grâce au jeu périphérique du maigre et à notre lecture continue des cartons. Nous avons l’impression de voyager avec le gros, alors que nous ne faisons qu’imaginer tous les tableaux et décors qui ne sont que nommés ou suggérés par le maigre. Deux bonshommes complémentaires et contrastés. L’un est insouciant, léger malgré sa corpulence, gai ou triste, à l’humeur changeante en fonction des aléas ; l’autre est laborieux, méthodique, stressé, omniprésent voire envahissant malgré son physique fluet. Son voyage à lui est bien réel, mais limité aux dimensions du plateau qu’il traverse en permanence et en tous sens à la recherche du bon carton ou pour se débarrasser de ceux déjà utilisés. Les deux compères nous rappellent un peu Laurel et Hardy sauf qu’ici c’est Laurel le sérieux et Hardy l’égaré.

Est-il nécessaire de préciser que l’on rit beaucoup et de bon cœur ? On vibre et s’esclaffe comme des enfants à un spectacle de marionnettes, on est pris dans les péripéties – jamais ce mot n’a été aussi juste au théâtre, étant donné tout ce qui se passe autour ou tombe sur le gros voyageur immobile ! Pris dans le rythme de cette folle aventure en carton, embarqués dans le ballet frénétique du maigre virevoltant autour d’un gros point fixe, nous devenons partie prenante du spectacle puisque sans notre lecture des cartons le spectacle n’aurait presque plus aucun sens. (Même le cinéma muet avait besoin de ‘’cartons’’ ou panneaux d’intertitres.) Mais le plus grand contraste, voire paradoxe, est dans le rapport entre dramaturgie et scénographie, toutes deux pourtant indissociables. Le corps du gros personnage qui occupe et parcourt le plus grand espace dramatique, presque tout le narratif de l’histoire, est celui qui occupe le moins d’espace scénique ne bougeant pas de son tabouret et inversement le corps du maigre qui occupe et parcourt le plus grand espace scénique devant, derrière, à cour et à jardin est celui qui occupe et parcourt le moins d’espace dramatique ne jouant brièvement que quelques personnages cartonnés du récit. Cependant, si le gros qui est le personnage central de l’histoire, le maigre, accessoiriste de plateau ou préposé aux sur- et sous-titres, est aussi un personnage… En jouant ce technicien dévoué, maîtrisant son affaire mais au bord du burn out, il devient le personnage-théâtre, il joue le théâtre lui-même, la comédie devenue personnage car il incarne et fait vivre la quasi-totalité de la convention théâtrale. Ce théâtre de carton que l’on pourrait dire « pauvre » en référence à son matériau de base est d’une extraordinaire richesse, il plonge aux sources du jeu de tréteaux ou du divertissement de foire et en même temps nous porte au sommet de l’illusion comique.

Olivier Martin-Salvan (« le gros ») et Pierre Guillois (« le maigre ») qui n’en sont pas à leur première complicité ont tout fait, création, mise en scène et jeu, aidés de Charlotte Rodière pour l’ingénierie carton. Ajoutons que ce formidable exercice de patinage artistique en équipe rend un hommage subliminal au beau bâtiment du théâtre du Rond-Point qui de 1893 à 1980, date à laquelle il fut attribué au couple Renaud-Barrault, était une patinoire !

Ne pas manquer ce spectacle qui devrait à juste titre cartonner !

Jean-Pierre Haddad

Théâtre du Rond-Point, 2 bis av. Franklin Delano Roosevelt, 75008 Paris. Jusqu’au 16 janvier 2022, à 18h30. Relâche les lundis, les 25 et 26 décembre et du 1er au 6 janvier. Infos et réservations 01 44 95 98 21 outheatredurondpoint.fr (De janvier à juin, grande tournée en province)

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