Les Frères Karamazov sont considérés comme un monument de la littérature mondiale. On se doutait que Sylvain Creuzevault n’allait pas en respecter la lettre au risque d’en perdre l’esprit. Ainsi qu’il le dit « L’infidélité est une pratique nécessaire pour retrouver un esprit théâtral dostoïevskien ». Pour Dostoïevski, l’homme est noyé dans un univers irrationnel et incompréhensible. En le laissant libre de croire ou pas, Dieu l’a rendu malheureux. La lutte entre le Bien et le Mal est indécise. Que va en faire Sylvain Creuzevault ? Il a été inspiré par ce que disait Jean Genet du roman « une farce, une bouffonnerie énorme et mesquine puisqu’elle s’exerce sur tout ce qui faisait de lui un romancier possédé, elle s’exerce contre lui-même avec des moyens astucieux et enfantins dont il use avec mauvaise foi ».

Que retrouve-t-on du roman ? L’histoire familiale ? Oui mais pas trop, une bonne partie s’inscrit sur le mur du fond de scène et les lettres se brouillent parfois comme les relations houleuses de cette famille. L’intrigue policière ? Oui, avec de brusques moments de réalisme hyper théâtralisés, comme l’arrestation de Dimitri avec policiers en armes et prisonnier en cage. Le chemin métaphysique ? Oui, ce qui importe ce sont les combats des personnages avec leur conscience plus que leurs crimes. Le chemin politique ? On le voyait plutôt dans l’adaptation qu’avait faite, au printemps dernier, Sylvain Creuzevault du chapitre du roman intitulé Le grand Inquisiteur.

Ce qui l’emporte ici c’est ce que dit Genet « Tout acte a une signification et la signification inverse. Les actes et intentions charmants provoquent la catastrophe … Tout est ceci et son contraire, il ne reste que de la charpie. L’allégresse commence ».

La pièce démarre par la visite de la famille Karamazov au monastère du Starets Zossime, mais le père apparaît déjà comme un débauché, âpre au gain (propriétaire de boîte de nuit dont le néon clignote sur le plateau), le fils Dimitri comme un jouisseur qui claque l’argent. Quant au cadet Alexis, avec son sourire permanent, est-il si saint et innocent, lui qui ferme les yeux sur tout ? Quand le Starets, le Saint homme meurt, foin du miracle attendu, son corps pue ! Et le metteur en scène, fidèle en cela à Dostoïevski, continue à nous égarer. Grouchenka est-elle une pauvre jeune fille trompée par un officier polonais qui l’a abandonnée ou une putain qui se joue du père et du fils Karamazov. Elle-même le dit « on ne peut pas me faire confiance ». Au tribunal le procureur explique les mobiles de l’accusé, Dimitri, mais aussitôt l’avocat (magnifique interprétation de la plaidoirie par Nicolas Bouchaud) leur donne un sens inverse. Dimitri aurait commis le pire des crimes, le parricide, mais qu’est-ce qu’un père si celui-ci n’a rien du père auquel on pense car « il est des pères qui ressemblent à des malheurs ».

Devant la scène un piano, un plateau blanc dans la première partie, monastère ou autres lieux, une paroi de verre dépoli au début de la seconde partie, à travers laquelle on suit les personnages tels des ombres floues à l’image de leurs déclarations contradictoires, avant de revenir, à la fin, au blanc de la lumière crue de la prison. Au mur des phrases sont écrites, « Si Dieu est mort, tout est permis » ou encore « Compassion, piège à cons ». Les acteurs cassent en permanence le quatrième mur. Ils s’adressent à la salle. A l’entracte ils partagent des bières avec des spectateurs, une flûtiste joue un air yiddish.

Sylvain Creuzevault retrouve une partie des acteurs du Grand Inquisiteur. Lui-même incarne un Ivan opaque et ambigu, Arthur Igual est Alexei le mystique. Nicolas Bouchaud est flamboyant en Fiodor, le père débauché prêt à dépouiller ses fils et qui veut posséder celle qu’aime son fils Dimitri, mais aussi en avocat qui interpelle la salle dans sa fulgurante plaidoirie. Servane Ducorps est une magnifique Grouchenka jouant des contradictions avec une passion destructrice.

Une déconstruction réjouissante et pleine de folie qui éclaire le génie des Frères Karamazov.

Micheline Rousselet

Jusqu’au 13 novembre au Théâtre de l’Odéon – Place de l’Odéon, 75006 Paris – du mardi au samedi à 19h30, le dimanche à 15h – Réservations : 01 44 85 40 40

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