Dorante, jeune avocat sans fortune, s’est « timbré » d’amour pour Araminte, une jeune veuve très riche et vertueuse, dès qu’il l’a aperçue. À première vue, la différence des fortunes rend cet amour impossible. Mais c’est sans compter avec les stratagèmes de Dubois, ancien domestique de Dorante passé chez Araminte : par amitié pour son ancien maître, dont il estime la belle âme, il fait engager Dorante comme intendant d’Araminte, puis tisse une toile de « fausses confidences » qui vont conduire celle-ci à l’amour pour son intendant, en dépit des assiduités du comte Dorimont et de l’opposition de sa mère, Madame Argante, très désireuse que sa fille épouse un aristocrate.
Dans Les Fausses Confidences, l’art de Marivaux est peut-être à son sommet. Moins expérimentale que les pièces philosophiques comme La Dispute ou L’Île des esclaves, plus politique que Le Jeu de l’Amour et du Hasard, où la qualité des âmes correspond aux positions sociales, la pièce déploie avec une virtuosité sans égale les ressources de l’écriture théâtrale de son auteur : le « double registre », ce procédé par quoi un des personnages de la pièce, en l’occurrence Dubois, fait office de metteur en scène de l’intrigue ; le double sens de tous les dialogues, accessible au spectateur ainsi placé en surplomb des personnages dont il peut observer la progression ou l’aveuglement ; le « marivaudage », ce rebond verbal étourdissant des répliques. La pièce est proprement géniale, elle dispense un ravissement constant doublé d’une perplexité profonde. Ainsi, à la fin du dernier acte, l’équivoque où a été plongé le langage rend impossible de savoir si l’ultime aveu de Dorante est le moment où la sincérité éclate enfin, ou une « fausse confidence » de plus. Mais en réalité, l’alternative est congédiée : le triomphe de l’amour est aussi bien le triomphe du théâtre, de l’artifice, lequel est ici au service du bon sens et du refus des conventions. Dorante se plie aux ruses de Dubois, mais son amour pour Araminte est authentique. Araminte se laisse envahir peu à peu par un sentiment réciproque, et transgresse la hiérarchie sociale par la force d’une alliance du cœur et de la raison. Elle aime Dorante, sa probité, sa magnanimité, elle accepte le sentiment et le désir qu’elle éprouve, et pense que c’est avec lui, et non avec le comte, qu’elle sera heureuse.
La mise en scène d’Alain Françon est à la hauteur d’un tel chef-d’œuvre. Sous une apparence de classicisme, servie par un décor et un éclairage impeccables, elle n’est jamais conventionnelle, par son exactitude acérée, et son inventivité constante, d’autant plus séduisante qu’elle est toujours subtile. C’est une mise en scène qui fait confiance à l’intelligence et à l’attention du spectateur. Françon semble avoir travaillé sous l’influence de Howard Hawks qui, dans ses comédies comme La Dame du vendredi, poussait ses acteurs à accélérer le rythme et le débit. Après tout, la comédie américaine n’est-elle pas l’équivalent cinématographique du marivaudage ? Le spectacle est vraiment étourdissant, et grâce à la virtuosité des comédiens, on n’a jamais entendu aussi bien la langue de Marivaux.
Il faudrait les citer tous, car tous sont excellents. Dans le rôle de Dubois, ce serviteur qui semble connaître le désir de ses maîtres mieux qu’eux-mêmes, Gilles Privat est parfait, et dépourvu du caractère inquiétant que lui conféraient certaines mises en scène plus anciennes. En Madame Argante (le seul personnage antipathique), coiffée de préjugés sociaux, Dominique Valadié nous rappelle qu’elle est sans doute la dernière représentante de l’art du jeu selon Antoine Vitez, fait d’intelligence du texte, mais aussi d’une fantaisie et d’une audace qui donnent une grande vitalité au discours. Enfin, dans le rôle d’Araminte, Georgia Scalliet offre une composition très subtile et attachante. Son personnage est complexe. Même si elle est manipulée, c’est avant tout une femme digne et d’une grande noblesse d’âme, qui progressivement découvre et accepte un sentiment contraire aux conventions sociales. C’est aussi une femme qui, en dépit de son souci de ne blesser personne, réaffirme sans cesse qu’elle est maîtresse de son destin, et que c’est elle, et non la convention, qui en décidera. C’est enfin une femme outragée par la conduite de sa mère et par les maladresses du comte (qui en fait n’est pas un personnage négatif). Car elles laissent entendre que si Araminte viole les conventions et va jusqu’au scandale d’aimer son intendant, ce ne peut être que sous l’emprise d’une folie ou d’un violent désir charnel. Or, même si la pièce répète que Dorante est « bien fait », c’est avant tout son âme qu’elle aime et qu’elle trouve au diapason de la sienne. Par un savant dosage de passivité et de fermeté, Georgia Scalliet rend justice à ce personnage magnifique, qui devrait échapper aux soupçons des « Gender Studies ».
Bien sûr, faire l’éloge de ce spectacle, c’est voler au secours de la victoire : il est acclamé de tous côtés, et continuera de l’être. Mais qu’y faire ? La pièce est géniale, la mise en scène éblouissante, voilà tout.
Pierre Lauret
Jusqu’au 21 décembre au Théâtre Amandiers-Nanterre, 7 avenue Pablo-Picasso, Nanterre. Du mercredi au vendredi à 20h00, samedi à 18h00, dimanche à 15h00, mardi 17 décembre à 20h00. Réservations : nanterre-amandiers.com, ou 01 46 14 70 00.
Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.
Des remarques, des suggestions ? Contactez nous à culture@snes.edu