On attendait beaucoup de ces émigrants mis en scène par l’un des très grands metteurs en scène européens encore en activité, Krystian Lupa, qui avait si bien su magnifier des pièces de Thomas Bernhard. Le parcours de cette création a été plutôt chaotique, annulation de sa création à la Comédie de Genève en juin à la suite d’un conflit avec l’équipe technique, puis au festival d’Avignon et au Théâtre du Maillon à Strasbourg dans la foulée. La pièce arrive enfin à l’Odéon, fidèle au metteur en scène, jusqu’au 4 février.

Les émigrants est un livre de l’écrivain de langue allemande W. G. Sebald publié en 1992. Il suit, dans ce livre, qui ressemble à une enquête mais y mêle la fiction, quatre personnages liés de façon plus ou moins lointaine à sa famille. Le monde de ces personnages a disparu, détruit par le drame de la Shoah ou par la fin de leur mode de vie. Krystian Lupa a retenu deux des quatre personnages. D’abord Paul Bereyter qui fut l’instituteur de Sebald en Bavière. Il mettait en œuvre des méthodes pédagogiques nouvelles qu’adoraient les enfants, mais fut chassé de l’enseignement par les Nazis parce qu’il avait un grand-père juif. En apprenant son suicide en 1984, Sebald remonte le cours de l’histoire de cet homme, qui semblait mener une vie normale, mais transportait dans sa mémoire le souvenir de son éloignement forcé de ses chers élèves et la perte d’une femme, Hélène, qu’il avait aimée mais n’avait pas su retenir de retourner à Vienne, d’où elle fut déportée. Le second homme, à la vie elle aussi tragique, est le grand-oncle de Sebald, Ambros Adelwarth. Émigré aux États-Unis en 1910, il devint le secrétaire, l’ami et probablement l’amant de Cosmo, le riche héritier d’un banquier juif de la famille des Salomon. Avec ce dernier, il parcourra le monde, des casinos de Deauville aux quartiers lépreux de Jérusalem en passant par Constantinople. Il finit sa vie dans un hôpital psychiatrique où il vint de son plein gré se soumettre à des électrochocs. Homosexualité et folie, d’autres formes de l’exil.

Le livre de Sebald s’articule comme une enquête nourrie de ce que lui racontent les membres de sa famille et ceux qui ont connu Paul Bereyter et Ambros Adelwarth. Les récits se mêlent sans ordre chronologique au gré des rencontres chacun apportant sa touche au portrait. De Sebald, Krystian Lupa dit qu’ « il dessine les personnages à la manière des peintres chinois qui laissent le centre vide ». Lui aussi tourne autour des personnages, donnant une place importante au silence, remplaçant parfois le récit de Sebald par des dialogues. Cela ne suffit pas malheureusement à meubler les quatre heures quinze du spectacle. Si dans la première partie, on suit avec émotion l’histoire de Paul (joué avec intensité par Manuel Vallade) dont l’originalité est brisée par la violence de l’Histoire, celle-ci se perd dans la seconde partie, d’autant que Pierre-François Garel en Ambros jeune et Jacques Michel en Ambros vieux sont moins convaincants. L’ennui s’installe et c’est dommage, car il y a des moments magnifiques comme sait les créer le metteur en scène.

Pour recréer les souvenirs, Krystian Lupa fait glisser de temps à autre sur le plateau entouré d’un fin liseré rouge, un écran géant plus ou moins transparent sur lequel sont projetés des photos, celles petites en noir et blanc pas très nettes qui sont dans le livre de Sebald, mais surtout des films où apparaissent les personnages, mais aussi leur ombre comme les fantômes de la mémoire. Parfois la scène de théâtre transparaît derrière l’écran, comme si les personnages contemplaient leurs souvenirs derrière le voile du temps qui les a recouverts et la mort qui les a saisis.

Krystian Lupa se révèle une fois de plus un maître dans l’utilisation du cinéma au service du théâtre et on oublie les longueurs pour ces moments magnifiques, où le metteur en scène épouse le lyrisme et la quête minutieuse du souvenir qui animait le texte de Sebald.

Micheline Rousselet

Jusqu’au 4 février à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon, 75006 Paris – du mardi au samedi à 19h30, le dimanche à 15h – Réservations : 01 44 85 40 40 ou www.theatre-odeon.eu

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